Même montée sur des escarpins de dix centimètres, elle est petite. Sa silhouette est frêle, sa taille étranglée par un corset. Le plus puissant chez elle, c'est sa voix qui résonne jusque dans les recoins de la salle obscure. Pour sculpter l'espace, quatre flaques de lumière, quatre couleurs, quatre atmosphères, quatre univers qui accueilleront nos obsessions.
- Tout peut être obsession, dit-elle. Tout.
J'acquiesce en songeant aux fétichistes des pulls en laine et des masques à gaz, aux hommes qui ne peuvent jouir qu'avec une femme qui porte des bas ou une culotte souillée.
- Les obsessions, c'est comme les trains, poursuit-elle. Certaines peuvent en cacher d'autres. Et ici, aujourd'hui, je veux libérer votre obsession la plus secrète, la plus honteuse, celle dont vous n'avez jamais osé parler à personne... Celle que vous n'osez même pas avouer à vous-même.
Aussitôt je me dis que c'est dangereux. Très dangereux, même, que de laisser jaillir, surtout en public, ce que l'on enfouit au plus profond de soi, ce qui exige le silence, la chape de plomb et le divan d'un psychanalyste.
Je me demande aussi comment elle va s'y prendre, cette petite femme si évidemment dominatrice, pour faire clamer à chacun ce qu'il veut taire. Nous supplier n'est pas son genre. Alors va-t-elle nous torturer, juste pour rire ? Nous passer à la question un par un ?
Impossible, nous sommes trop nombreux.
Elle explique que le but de son atelier, c'est de mettre nos obsessions en scène, de composer des tableaux vivants qui seront immortalisés par son compagnon, photographe. Lui a bien quinze ans de moins qu'elle. Il est en quelque sorte son obsession car, ainsi qu'elle le glisse dans un sourire, elle aime les hommes jeunes.
Pour les photos, aucune inquiétude. Elles ne seront pas diffusées et notre anonymat est garanti : masques et cagoules se trouvent dans les valises d'accessoires à notre disposition.
Tout le monde, je crois, a hoché la tête.
- Debout, tous !
Nous voilà invités à marcher en silence tout en réfléchissant à notre obsession. Elle doit s'imposer à nous, nous envahir, nous submerger, nous attirer comme un gouffre dans lequel on meurt de se jeter.
Ce qui n'a pas de nom exige aujourd'hui d'être nommé.
Dans la demi-obscurité les corps se frôlent et se croisent. Les visages sont des taches d'ombre crispées sur leurs plus inavouables secrets.
À quoi pensent-ils, tous ?
Moi, je me demande bien laquelle est la mienne, d'obsession. Des fantasmes, des désirs, j'en ai comme chacun, mais des obsessions ?
Je cherche sans trouver. Je vire et je tourne. Je tourne autour d'idées fixes tel un chien autour d'un piquet, je tourne dans la salle comme sur un manège qui n'en finit plus de tourner.
La Maîtresse, elle, égrène un chapelet de désirs qui ne sont pas les siens :
- Je rêve de me faire baiser contre un mur maculé de pisse... Dans le métro, je ne regarde que les chaussures des femmes, j'imagine leurs talons plantés dans ma gorge... J'aime les hommes jeunes, très jeunes, les adolescents à la bite bien dure... Je rêve qu'on me crache au visage en me traitant de pute...
Les corps continuent de se frôler, électriques, loin des taches de lumière.
- Je rêve de faire l'amour à des inconnus... Qu'on m'attache et qu'on me baise... Allez, à votre tour, maintenant ! Osez murmurer votre obsession, la dire à haute voix, fort, de plus en plus fort !
L'espace s'emplit d'un brouhaha timide. Quelques voix se détachent sans qu'on ne comprenne un seul mot.
- Plus fort, plus fort !
Soudain un homme pile devant moi.
- Je veux te violer et te voir jouir ! Te voir jouir, c'est ça mon obsession.
Je le regarde, perplexe. Je manque de lui répondre qu'il n'a pas compris. Que son obsession n'a rien à voir avec moi. Que je peux en être une incarnation, mais certainement pas la racine.
Trop tard, il est déjà parti.
- Assez marché, stop, asseyez-vous !
La Maîtresse nous attribue à chacun un numéro. Elle compte à voix haute, très vite.
J'hérite du dix-neuf, mon voisin du vingt.
- Numéro un à dix, levez-vous et marchez ! Quand je vous désigne, criez votre obsession à la salle... sauf si, bien sûr, vous préférez la garder pour vous.
Dix corps se dressent d'un bloc pour arpenter le plancher. L'index se pointe sur un jeune homme potelé, moulé dans des collants en dentelle, un Antony Hegarty à la longue chevelure brune et bouclée.
Sa bouche hurle un mot incompréhensible.
- Pardon ? demande la Maîtresse.
- Pénectomie ! répète-t-il.
- Pén... Quoi ? bruit la salle.
- Ablation du pénis, précise-t-il avant que le doigt ne le quitte pour glisser, déjà, sur d'autres corps.
- Me faire violer !
- Le sang !
- Faire mal et avoir mal !
- Enculer un homme !
- Voir des couples baiser !
À chaque cri la Maîtresse approuve.
- Oui, bien, parfait !
J'aime sa neutralité bienveillante, son absence de réaction qui ne questionne ni ne juge. Mais une fois les quarante numéros égrenés, je m'étonne. Il manque les -philie auxquels je m'attendais, ces obsessions déclinées en pédo, zoo, scato, uro, nécro.
La liberté de parole a sa censure, ses limites posées dans le socialement acceptable.
Après nous avoir rassemblés, la Maîtresse nous divise. Quatre flaques de lumière, quatre groupes réunis par affinités de fantasmes.
BDSM pour moi. Évidemment.
Mon voisin me confie que parmi toutes ses obsessions, il a eu beaucoup de mal à choisir. Que l'une, sans doute trop spécifique pour cet atelier, est de féconder une femme en se faisant enculer par une autre munie d'un gode-ceinture, puis d'inverser la scène : la femme enceinte l'encule alors qu'il féconde l'autre.
J'admire la précision du scénario, l'infinie palette de l'imagination humaine. En comparaison, la mienne me semble bien terne.
La division s'affine encore. À partir de notre groupe la Maîtresse crée un sous-groupe. Nous voilà cinq, cinq à devoir bâtir un scénario sur la trame de nos obsessions.
C'est ainsi que notre quatuor se retrouve debout, autour d'une femme étendue en culotte sur un bloc opératoire.
Consciente, elle pisse le sang.
Il faut l'attacher pour l'empêcher de fuir, l'étrangler pour lui faire perdre connaissance. L'anesthésiste a commis une erreur de dosage et l'incompétence de l'infirmière appelle la punition.
Le chirurgien, lui, a l'accent sud-américain, des pinces à linge au bout des doigts et un string jetable en guise de masque.
Nous avons ri, beaucoup, terminé avant les autres et contemplé un sous-groupe difficile à arrêter.
Leur obsession, c'était l'orgie.
Festival Erosphère, Atelier Obsessions fulgurantes (Snapshot obsessions)
de Moiselle Pardine.
1re photo : Helmut Newton ; 2e : Anna Hurtig,
3e : portrait d'Antony Hegarty, chanteur d'Antony and the Johnsons.
Dernière photo : je n'en connais pas l'auteur, et la femme n'est pas moi !