lundi 1 décembre 2014

L'insulte et l'indifférence

- Mais tu te rends compte qu'elle t'a insultée ?!
Kelvin s'agrippe au volant. Les muscles de sa mâchoire roulent sous sa peau. Avant, arrière, le va-et-vient de la rancune. Et ses lèvres, crispées, qui dessinent le contour de sa colère.
Je souris.
- Tu crois ?
- Mais bien sûr ! Je connais leurs façons de faire, leurs sous-entendus, leur hypocrisie. J'ai grandi dedans. Cette salope t'a insultée !
La salope, c'est Marielle, l'épouse en titre de Mister Chong. Mister Chong, Malaisien, a sur l'île quelques responsabilités. Marielle en est fière, sans l'ombre d'un doute.
Marielle a un nom trompeur, un qui ne dit pas son origine chinoise. Marielle est petite, bavarde et mobile comme un moineau inquiet.
Un moineau ? Non, un dragon, à ce qu'il paraît.
- Une terreur ! m'avait-on assuré. Elle mène son monde à la baguette... Et Mister Chong lui obéit, le pauvre homme. Il n'a pas le choix, hein. Sa femme est méchante, un vrai poison !
Mais le poison avait un appartement à louer. Et c'est ainsi que je la rencontrai.

J'arrivai au rendez-vous accompagnée de Kelvin, Marielle flanquée de son mari. Celui-ci nous tendit la main, cordial. Pas Marielle. Marielle se contenta de nous observer. Visage lisse mais réprobateur devant les tatouages de Kelvin, l'anneau perçant sa lèvre et son crâne rasé.
Ensuite ce fut mon tour. Rien à signaler, mon physique joue à mon avantage. Je suis l'über-Blanche en robe longue et au sage décolleté, avec des yeux de Russe et dans la tête un monde effrayant. Un monde qui, selon les critères de Marielle, me condamnerait à l'asile ou à la prison.
Ce furent ses yeux qui me frappèrent. Deux pépites noires incapables de vous regarder longtemps en face. Deux lacs agités qui vous sondent et s'échappent. Deux pierres impitoyables alors que la bouche, elle, vous sourit.
- Des yeux fous, avait tranché Kelvin.
L'appartement était sombre, mal fichu, déprimant. Et quatre mois plus tard, toujours inoccupé.
- Nous sommes exigeants sur les locataires... me confia Mister Chong.
Derrière ce "nous", j'entendis "Marielle", une femme-dragon aux yeux de laquelle personne ne trouvait grâce.

Samedi, il y eut une petite fête. Kelvin n'y participa pas. À peine avais-je salué l'assemblée qu'un homme s'avança.
- Nice to see you again ! How are you ? 
J'eus du mal à reconnaître Mister Chong. Il me sembla plus âgé, un presque vieillard qui après le repas s'endormit sur un canapé, lorgnons sur le nez et bouche ouverte.
Son épouse, je ne la reconnus pas du tout. C'est elle qui s'approcha, affable, pour m'adresser la parole :
- Vous avez trouvé un appartement ?
Sa main se propulsa vers la mienne. Je la serrai dans un sourire destiné à masquer ma surprise. Mais qui était-elle, cette femme mince en robe légère, les cils empâtés de mascara ?
- Vous ne me reconnaissez pas ?
- Euh... Je... Désolée.
Elle me rappela notre rendez-vous de décembre dernier.
- Ah, bien sûr !
Mais mon visage, obstiné, ne cessait de me contredire. Alors je fis ce que mon impair imposait : jouer la comédie sociale, celle qui nous permettrait de nous tirer indemnes de ce faux pas.
- Vous avez changé de coiffure, peut-être ?
- Oui ! trilla-t-elle. Et en décembre, je portais des lunettes.
Je me fendis d'un "Voilà !" triomphal. La discussion était close.
Elle devait l'être.
Perdu. M'ayant prise en défaut, Marielle ne me laisserait pas m'en tirer à si bon compte.
- Mais vraiment, vous ne me reconnaissez pas ?
Je souris, gênée. Pensait-elle que répéter sa question lui vaudrait une autre réponse ?
- Et mon nom, vous vous en souvenez ?
Impossible de lui mentir. Elle m'aurait sommé de cracher son prénom, là, tout de suite, sous peine d'humiliation publique.
- Je comprends... Nous les Chinois, nous nous ressemblons tous ! lâcha-t-elle dans un rire.
Un rire que je ne pris pas pour une insulte.

- T'insulter, toi... Mais comment ose-t-elle ?
La colère de Kelvin voletait dans l'habitacle. Marielle avait touché à moi, sa chérie, faute qui ne méritait nul pardon.
- J'ai à peine reconnu son mari, dis-je pour faire diversion. On dirait qu'il a pris dix ans en six mois.
Kelvin grinça :
- Pas étonnant qu'il ait l'air si vieux ! Et l'insulte, tu ne l'as pas comprise, n'est-ce pas ?
- Non.
- Et bien voilà : tu n'es qu'une putain de Blanche aveugle !
J'éclatai de rire. Un rire qui, énorme, guida ma paume sur sa cuisse en signe d'apaisement.
- Et alors ?
- Comment ça, et alors ?
- Je m'en fous.
- Tu t'en fous ? Pas moi !
- D'accord, chéri. Merci de me défendre mais ta colère, elle t'appartient. Moi, je ne suis pas fâchée. Une insulte n'a de poids que si l'on se sent offensé... Là, ce n'est pas le cas.
Kelvin me retourna un silence maussade.
Qu'il épouse ma cause me touchait. Sa rancoeur témoignait de son soutien. Après tout, on attend d'un compagnon qu'il vous soutienne dans l'adversité, s'interpose si l'on vous manque de respect. J'aurais agi de même si lui avait été insulté. Et pire, sans qu'il s'en aperçoive faute de maîtriser le code, le subtil entre soi d'un groupe auquel il n'appartient pas.
Par le passé j'aurais été furieuse, moi aussi. Humiliée, vindicative ou déçue, peut-être en quête de revanche.
À présent je déborde d'indifférence. La pique me paraît surtout révélatrice de sa propriétaire, mesquine, méchante sans objet. Son aigreur reste sienne sans m'éclabousser.
Sûrement est-ce là, sans que je le calcule, la pire des insultes : les mots qui ratent leur cible parce qu'ils n'ont aucune valeur, aucun poids.
Parce qu'ils ne comptent même pas.

Photos : William Wegman, Holger Trülzsch (modèle Veruschka), Polly Morgan.

dimanche 16 novembre 2014

L'âme fêlée d'Antony

La musique est intimement liée à ma vie et à mon parcours.
Voilà longtemps que j'ai envie de présenter une mosaïque de moments liés chacun à une chanson, zapping intime sur fond de voyages, d'expériences et de rencontres. Voici le premier, tiré de l'ancien blog.

Perhentian Kecil, Malaisie, mai 2009.

Il est une heure. La nuit est sûrement piquetée d'étoiles, mais je ne vois que le plafond. En montant dans le ferry après une journée de bus, j'eus un hoquet, comme la secousse d'un cahot en enfer alors que j'étais encore embuée de paradis.
Le mien s'appelait Perhentian Kecil, une île de Malaisie vierge de voitures et de routes.
Électricité capricieuse quelques heures par jour, sanitaires communs au bout du chemin, bungalows sommaires aux matelas posés sur une planche de bois, moustiquaire trouée et ventilateur anémique.
Devant ma porte, une petite terrasse dotée d'un hamac.
Je m'y étais étendue un soir avec Apeh.
Nous avions failli tomber malgré son corps de lame puis, nous raccrochant l'un à l'autre, cherché le bon point d'équilibre. Jambes encastrées aux miennes, fesses contre bassins, nous guettions ce moment de suspension parfaite, où tout mouvement annule le mouvement.
Nous n'avions ensuite plus bougé ni parlé, comme si nos mots hésitants pouvaient compromettre notre merveilleuse harmonie, faire fondre nos ailes de cire pour nous précipiter au bas de notre nacelle.

Plus tard, lorsque je poussai la porte de mon bungalow, Apeh me suivit.
Il s'éclipsa à l'aube. Je sortis de la chambre avec retard, la peau irritée de baisers piquants et les yeux dissimulés derrière des lunettes de soleil. Je suivais Apeh sans savoir que déjà j'empruntais une autre route. Celle-ci m'emmenait vers un homme que j'avais aussitôt baptisé "mon samouraï".
Ses yeux allongés d'asiatique, son bandeau de pirate, son visage fin sont dans mon esprit étroitement liés à Perhentian Kecil, à sa magie, à ses journées d'indolente chaleur ragaillardie du froid saisissant de l'eau.
Paupières closes, je revois les prunelles de mon samouraï se poser sur moi à la proue du bateau. Sa main m'effleure le bras, me caresse l'épaule d'un geste tout naturel. Son buste courbé, accordé au mien en un parfait arc de cercle.
Nous parlons. Non, nous chuchotons à voix basse de conspirateurs.
Notre discussion a beau n'avoir que peu d'importance, nous ne voulons pas être entendus. Lui, moi, le bateau... C'est notre bulle interdite aux autres, si fragile qu'un rien pourrait la crever, compromettre comme la veille avec Apeh un parfait instant de bonheur.


Soudain nos corps se détournent à regrets. Basculent en arrière depuis la coque. Sombrent dans l'eau translucide.
Aussitôt nos regards se cherchent et se trouvent, soulagés de ne pas s'être perdus.
Mon samouraï et moi descendons dans le bleu, moi renversée sous lui, sous sa bouche qui me sourit malgré le détendeur*. Du mien jaillissent des bulles qui ricochent sur son torse, se faufilent le long de ses épaules pour dessiner autour de sa tête un halo.

À ce moment je sais, sans l'ombre d'un doute, que ce soir je serai sous lui encore, à jouir de son sexe, tour à tour le provoquant et l'implorant de ne pas venir pour faire s'étirer, longtemps, jusqu'à la rupture, les minutes de cette autre nuit suspendue.
J'aimerais que le lendemain n'arrive jamais, parce qu'au matin, mon samouraï s'en va. Sa soeur se marie à Bali, une autre grande aventure sur le chemin de la vie.

Le ventilateur s'éteignit.
La fatigue nous renversa en lame de fond, trempés de sueur, de salive, de cyprine et de sperme.
- Viens ! dit-il en m'offrant sa paume.
Je me pelotonnai entre ses bras, marchai à sa suite telle une ballerine, sur la pointe des pieds. L'eau glacée de la douche nous fit renaître.
Renaître avant une autre petite mort.
Mon samouraï partit après le petit-déjeuner. Ethan, mon ami-amant anglais, arriva le soir même.


Trois jours plus tard, Ethan et moi rentrions en Thaïlande. Après d'interminables trajets en taxi et en minibus, nous posâmes le pied sur le ferry de nuit, un squelette rouillé chargé jusqu'à la gueule.
Les provisions s'entassaient en bas et les passagers en haut, sur de minces matelas. Des cales remplies montaient les vapeurs fétides des durians*, le remugle âcre des poissons séchés.
Nous nous allongeâmes, tout habillés, sur deux couches voisines. Tandis que le navire entamait sa lente traversée, je sortis mon IPod, proposai un casque à Ethan et choisis, entre des milliers de morceaux, I fell in love with a dead boy.
La voix d'Antony s'éleva dans l'obscurité, sublime et profonde, confondue au ressac de l'océan.

Un jour, alors que les chansons d'Antony tournaient en boucle dans notre maison de Ko Tao, Ethan m'enlaça et dit :
- Pour moi, cette musique, c'est entièrement, totalement toi : mystérieuse, profonde, mélancolique, belle et insaisissable comme ton âme fêlée.


* Détendeur : partie de l'équipement de plongée que l'on met dans sa bouche pour respirer.
** Durian : fruit tropical vert, avec une écorce à piquants. Son odeur est si forte et désagréable qu'il est en général interdit dans les lieux publics.


lundi 10 novembre 2014

Des Racines et des ailes -Fin


Je me ruai dans l'escalier, dans la rue, sur le boulevard, enfilai mon manteau en chemin et pestai. Aucune chance d'être à l'heure pour mon dernier rendez-vous avec Racine.
J'arrivai en sueur au cabinet. Mon psy m'attendait, un peu étonné de mon retard, peut-être soulagé. Avait-il cru à une défection ?
Nous fîmes comme promis le bilan. Lui attentif, moi aussi guillerette qu'émue. Une page se tournait. Cette petite pièce blanche dépositaire de tant de confidences, sa lumière tamisée et son odeur d'huiles essentielles, c'était terminé.
Encore dix minutes et je partirais affronter le grand monde sans béquilles, plantée sur mes deux pieds, riche d'un long travail et sans doute apaisée, plus forte, moins écorchée.

Ce n'est qu'au moment de régler la séance que mon sang se glaça.
Je n'avais pas d'argent.
L'embarras m'empourpra les joues. Comment était-ce possible ? "Mais comment t'as donc fait ton compte ?", aurait dit ma mamie.
Je me revis ouvrir mon portefeuille chez moi. Me promettre de passer au distributeur. Traîner pour me préparer. Cavaler le long des immeubles, traverser les rues au feu vert, zigzaguer entre les voitures, passer devant plusieurs banques sans ralentir.
J'avais oublié. Le trou noir. La honte.
- Je... Je... je ne peux pas... vous payer... maintenant, balbutiai-je. Pardon, je suis désolée.
Racine se carra dans son fauteuil. Il avait l'air amusé, la mine gourmande d'un chat tombé dans le pot de crème d'un splendide acte manqué.
- Comment interpréteriez-vous votre geste, Mademoiselle ? Dois-je en déduire que vous ne souhaitez pas vraiment mettre un terme à votre thérapie ? Oublier l'argent aujourd'hui, cela signifie en effet me le donner la semaine prochaine, à notre heure habituelle.
Je repoussai ma réponse spontanée, trop rude à mon goût :
"Non, cet oubli signifie la fin de notre travail. J'ai l'impression que le solde de mon compte, c'est zéro."
Pas question que Racine ne se sente d'une manière ou d'une autre offensé.
- Je vais tout de suite au distributeur et je reviens dans dix minutes, proposai-je.
Mon psy accepta-t-il ma proposition ? Je ne sais plus. Peu probable, car dix minutes plus tard, il recevait un autre patient. Mais notre dernière séance ne resta pas impayée, bien sûr.
On se devait un "solde de tout compte", n'est-ce pas ?

Un an plus tard un magazine me contacta pour un article. C'était mon premier, une commande aussi souhaitée que redoutée. À ne pas rater, sous peine de ne pas faire de vieux os dans la profession.
Le sujet, je m'en souviens encore : les enfants et le rapport au temps. Voilà qui me parut difficile, quasi insoluble. L'aide d'un professionnel s'imposait, et vite.
J'essayai de contacter les stars de la profession, ces psys qui s'affichent à la télé et dans les journaux, dont les coordonnées m'avaient été données par le magazine.
Impossible, ils étaient surchargés.
La solution s'imposa, évidente : Racine. Pourquoi ne pas avoir pensé à lui plus tôt ?
Je lui téléphonai, lui expliquai mon projet.
- Intéressant... Mais un peu délicat, aussi, vu que vous étiez ma patiente. J'y réfléchis et je vous rappelle, d'accord ?
- D'accord.
Ce fut oui.

Je retournai à son cabinet comme en pèlerinage, m'installai comme autrefois dans la salle d'attente, sur les coussins, guettai comme autrefois l'escalier vide. Racine apparut, me serra chaleureusement la main, m'escorta jusqu'à sa petite pièce.
L'odeur d'huiles essentielles me submergea. Le mobilier n'avait pas changé. Souvenirs, souvenirs.
Je m'assis sur "ma" chaise, sortis une feuille et un crayon. 
- Comment vous portez-vous, Mademoiselle ?
Je dis "Bien, merci", osai un "Et vous ?". Étrange de le revoir dans ce contexte, d'égale à égal, pour une interview calibrée comme une séance. Une fois notre entretien terminé, je ne m'attardai pas. Des patients attendaient leurs tours. 
L'article fut accepté sans guère de corrections. J'en envoyai un exemplaire à Racine. Il en fut satisfait, moi ravie.

Je pensais en avoir fini avec la thérapie. Je me trompais. Une avalanche emporta ma mère. Sa mort soudaine me terrassa, KO debout, seule au milieu de mes ruines.
Je rappelai Racine. Conscient de l'urgence, il me débloqua un rendez-vous dans la semaine.
Des années plus tard, ma meilleure d'alors m'avouerait :
- Chaque jour j'avais peur pour toi, peur que tu fasses une connerie. J'ai su que tu t'en tirerais le jour où tu as revu ton psy. Tu n'imagines pas combien cette décision m'a soulagée...
J'acquiesçai, pensive, me rappelant mes séances d'alors. Après les classiques entretiens en face à face, Racine décida de passer au divan.
Pourquoi exactement ? Je l'ignore.
Cette nouvelle donne inaugura ce que j'appelais les "séances Pavlov". À peine allongée, je pleurais. Des torrents de larmes qui baignaient mes souvenirs, ma culpabilité, ma certitude d'être orpheline, l'appartement déserté de ma mère et le tri de ses biens.
Étendue, j'étais face au plafond, face à la perte d'un être adoré, à l'injustice, à l'incompréhension et à la révolte. Face à moi-même, en somme. Le ciment fissuré n'offrait aucune échappatoire, la peinture, trop blanche, aucune solution. Je m'enfonçais dans ma conscience, voyage intérieur qui me laissait exsangue.
Le visage ouvert de Racine, ses bons yeux attentifs derrière ses lunettes n'étaient plus là pour me rattraper. Mon psy me secondait, pourtant. Ses approbations rythmaient mes mots, sa voix apaisante jetait un baume sur mon chagrin.
Les sanglots avaient beau ne pas diluer la douleur, ils me permirent peut-être de ne pas m'y noyer. Le travail des larmes dura deux ans, jusqu'à mon périple en Chine. Je connaissais déjà l'Inde, la Thaïlande, le Cambodge. Pour vadrouiller deux mois sac au dos, il me fallait un vaste territoire.
Pour clôturer notre dernière séance, Racine me lança dans un sourire malicieux :
- Xiexie !
Merci ? Je le fixai, ébahie. Parlait-il chinois ?
- Je l'apprends. Moi aussi je compte partir en Chine. Bon voyage, Mademoiselle !
Sur le pas de la porte, nous convînmes que je le rappellerais à mon retour.

J'atterris à Beijing en mars 2007, un an avant les Jeux Olympiques. Le choc. Il faisait encore froid, personne ne parlait anglais. On m'avait prévenue mais je n'avais pas voulu le croire. Du moins pas à cette échelle.
J'achetai un manteau fourré, un pull, des gants et tentai de me débrouiller.
Une fois hors de l'hôtel, je me perdais. Mon piteux sens de l'orientation ajouté à ma non-maîtrise de la langue transformaient chaque journée en immense jeu de piste.
Je dormais à la fauchée, en dortoirs. J'achetais mes billets à la gare, balbutiant des phrases tirées de mon guide de conversation. Je prenais des bus, des trains en doutant d'arriver à bon port. Je demandais mon chemin dix fois par heure.
Voyageuse et libre, oui, mais totalement dépendante.
Les Chinois me semblèrent rudes. Beaucoup me bousculaient sans s'excuser. Certains m'écartaient d'un geste méprisant dès que je leur adressais la parole. D'autres feignaient de ne pas me voir pour s'enfuir plus vite.
Ils avaient honte, sûrement, de ne pas maîtriser l'anglais. Montrer leur ignorance revenait à perdre la face.
Heureusement il y avait les autres, ceux qui me souriaient et qui, même sans me comprendre, désiraient m'aider. Ces paysannes qui me servaient des repas et me regardaient manger. Ces ouvriers sur un ferry qui, après m'avoir examinée en bête curieuse, me payèrent à boire. Cette étudiante de Nankin qui m'invita à dormir chez elle, à l'université. Ce petit réparateur d'électronique qui s'acharna sur mon IPod pour lui rendre vie.
Sans musique et sans livres, j'étais foutue.
Je traversai le pays au ras de terre, en horizontale et en diagonale. Loin de tout, et surtout du petit cabinet de Racine.
Plus que nul autre, ce voyage m'apprit à compter sur moi-même. Il me confronta à mes peurs, à la solitude, à l'ennui, à la frustration, à l'échec. J'en revins sur les rotules mais retrempée.
Je ne rappelai pas Racine.

Une après-midi mon téléphone sonna.
- Mademoiselle ?
Je reconnus tout de suite sa voix. Profonde, posée, rassurante, elle n'avait pas changé. Elle me trouva saisie, un peu honteuse. J'étais censée rappeler mon psy pour reprendre nos séances. Et à force de repousser, je ne l'avais pas fait.
- Je me demandais... dit-il. Vous allez bien ?
- Oui !
Je tentai de lui expliquer ma défection. Je m'embourbai. Racine parti d'un petit rire.
- Pas d'inquiétude, je comprends. Il n'y a aucune obligation à poursuivre votre thérapie. Mais comme je n'avais pas de vos nouvelles, je commençais à m'inquiéter... Me voilà rassuré, merci.
Je raccrochai, émue.
La voix de Racine, je ne l'ai plus jamais entendue.

Chaque patient, je crois, souhaite être spécial aux yeux de son psy. Aucun n'a envie de se résumer à un nom accolé à des problèmes ou à une pathologie.
J'ignore si j'ai été spéciale aux yeux de Racine. J'ai la prétention de penser qu'un peu, peut-être. Bien que restant chacun à nos places, nous avions une rare connivence mêlée d'humour, un vrai plaisir à échanger.
Racine m'a donné beaucoup. Sa générosité m'a touchée au coeur, sa bienveillance soutenue dans les heures noires.
À mes yeux, il restera spécial, un homme que j'aurais souhaité côtoyer dans ma vie et même compter parmi mes amis. J'ai plusieurs fois songé à lui écrire pour lui faire un signe, lui dire quel drôle de cours avait pris ma vie, combien la femme si torturée de jadis s'est apaisée. Pas le bonheur, un mot trop gros et un état trop transitoire, mais quelque chose qui souvent y ressemble.
Grâce à lui, un peu.
Peut-être est-il temps de rédiger ma lettre.

Photos : Thomas Barbey, Paul Villinski, Neville Colmore, Elmer Batters.

mercredi 5 novembre 2014

Le chien-reiller

Les cyber-cafés ont presque tous disparu à Bangkok. Dommage, il m'en faut un, et de toute urgence.
Je tourne dans le quartier touristique de Kao San. Après un quart d'heure de vaines recherches, je dois me rendre à l'évidence : ma seule chance est un réduit miteux coincé entre un restaurant et un salon de massage.
La pancarte de la devanture proclame "International calls, good line". Vraiment ? Voilà qui reste à vérifier.
Je fourrage dans mon sac pour mieux me traiter d'idiote. Sous le coup du stress, j'ai oublié mes baht dans la chambre d'hôtel.
Tant pis, j'en retirerai au distributeur voisin.
Ma carte patine dans la machine. Celle-ci finit par l'avaler entre deux protestations, un mélange de pistons rouillés et de chuintements métalliques.
Hors service, annonce l'écran.
C'est bien ma chance, tiens.

Le distributeur vomit péniblement ma carte. Et alors que je vais m'en emparer, il l'engloutit. Bon sang !
Annuler, annuler, annuler. Je presse la touche trois fois, cinq fois, dix fois, de plus en plus fort.
Rien ne se produit.
Je tape l'écran. En pure perte, évidemment. Je demande de l'aide aux masseuses qui, à leur tour, frappent le clavier et la machine. Cinq minutes de coups de poing pour un résultat nul. La carte n'est pas ressortie.
Heureusement que j'en ai une autre dans mon portefeuille.
Je maudis la conspiration des objets, cette manie qu'ils ont, tous, de se liguer contre moi au pire moment. De déclarer forfait alors que j'ai justement besoin d'eux. De m'échapper des mains pour se pulvériser au sol. De m'écharper les hanches, les cuisses, les mollets, en me laissant des bleus.
La maladresse est chevillée à mes gestes, mais faire porter le chapeau aux objets m'apaise.

Dans toute cette histoire, il n'y en a qu'une qui sera contente : l'employée de la boutique de téléphone. Elle m'accueille d'un air bougon, pose un chronomètre sur la table, l'enclenche et m'empêche de composer le numéro.
- Je m'en charge ! insiste-t-elle.
Comme si j'allais appeler Truk, Micronésie, au lieu du centre de la France. 
La ligne est mauvaise et mon correspondant en voiture. Entre trous noirs et friture, je peine à l'entendre. À la faveur d'une coupure, mes yeux s'égarent sur la rue. C'est alors que je suis témoin d'une scène incroyable.

Un vieux chien s'est arrêté devant la boutique pour gratter ses puces. Je le reconnais, voilà des années qu'il arpente le quartier.
Bas sur pattes, il boîte un peu. Ses oreilles sont cassées, ses couilles ridées bringuebalent entre ses cuisses. Dans une autre vie, son pelage sable était dru. Il se limite à présent à quelques touffes sur une peau rongée. Croûtes et parasites sont devenus ses plus fidèles compagnons.
Un mendiant avise le chien, s'en approche. Trop occupée à se gratter, la bestiole ne bronche pas. L'homme l'empoigne par les pattes avant et la traîne comme un vulgaire paquet. Son prisonnier se débat, proteste, tente de lui fausser compagnie. Une mandale sur la truffe brise sa résistance.
L'homme largue le chien sur un bout de trottoir, l'aplatit façon crêpe. Puis, sans autre forme de procès, il s'allonge et se sert de sa proie... comme d'un oreiller.
L'un dessous, l'autre dessus, ils resteront ainsi des heures, immobiles. Peut-être même qu'à la fin, vaincu, l'oreiller vivant s'est endormi.
Qui osera prétendre que le chien n'est pas le meilleur ami de l'homme ?



Illustration oreiller de Roy Lichtenstein ; photo de William Wegman.

mardi 4 novembre 2014

Enfer urbain

Bangkok, 31 octobre 2014.

L'air est lourd de pollution, de vacarme et d'asphalte chauffé à blanc. Dans mes yeux, deux pierres. Mes cornées sont sèches, rougies par les lentilles et la longue journée. Ma peau est liquide, recouverte d'une pellicule de sueur et de crasse.
La nuit est tombée mais la chaleur toujours aussi pesante. Lorsque sur notre passage s'ouvrent les portes d'une boutique, une caresse glaciale nous enveloppe. Mais après deux pas l'haleine brûlante de la ville nous rattrape, un remugle d'ordures, de pourriture et de pisse.
Kelvin et moi remontons Sukhumvit Road, un axe principal de la cité. Six lignes de voitures pare-choc contre pare-choc, moteurs allumés, vomissent leurs gaz d'échappement.
Bangkok est connu pour ses embouteillages. Il paraît même que les chauffeurs de taxi embarquent une bouteille pour soulager leurs envies pressantes.
L'air est lourd, dense, irrespirable. Mes yeux se mettent à larmoyer, ma gorge à piquer.
- Et si on prenait le métro ? dis-je à Kelvin.
Il refuse. Pas la peine, nous ne sommes pas si loin de l'hôtel.

Les soi* charrient des promeneurs qui viennent grossir la cohue du boulevard. Le métro passe en grondant sur nos têtes. Ses escaliers déversent sans répit leurs chargements d'âmes. Hommes en costume, femmes en tailleur... Des cohortes d'employés rentrent chez eux. Les employés et une foule interlope, débraillée, éreintée. Les corps sont maigres, vidés de sève, les visages fermés, exsangues.
Le monstre de la ville les a engloutis, digérés puis recrachés, raclés jusqu'au squelette.
Je marche en automate, me déporte pour éviter la collision.
Sur le trottoir, des mendiants. Des vieillards ratatinés, de jeunes loqueteux, quelques familles avec des enfants. Une forme rampe dans la saleté. Un mutilé sans bras ni mollets abandonné sur le bitume. Ses cheveux dégoulinent en grappes sales sur ses épaules. Son menton râpe la poussière. Son pantalon déchiré révèle ses moignons, des pilons de cuir recuits.
Ironie cruelle, il pousse devant lui un gobelet McDonald's. J'y dépose toutes mes pièces. L'amputé ne lève pas la tête mais émet un son étrange, animal. On dirait une bête prise dans un piège.
Je pense à l'Inde, aux visions qui me hantèrent des semaines après mon retour. Quatre manchots-culs de jatte sur le chemin d'une mosquée, disposés en carré sur une natte. Une femme sans regard, les orbites à nu. Un chien le cul ouvert, traînant ses entrailles dans la boue.
Kelvin m'attend. Je le rejoins.

Au-dessus de nous s'étend la voie de béton gris du métro aérien, un long serpent affalé sous un ciel plombé. Il n'est même pas noir, la couleur des ténèbres, mais d'un gris tirant sur le jaune.
C'est un ciel d'apocalypse.
Demain, on célèbre les défunts. Des boutiques vendent des chapeaux pointus de sorcières, des masques de monstres, de vampires et de têtes de mort. J'imagine la foule de l'avenue transformée en squelettes, zombies trottinant sur leurs moignons, les mâchoires refermées sur le vide et les crânes constellés de chiures.
Kelvin soupire. Avancer devient difficile. Le marché de nuit a commencé. Les commerçants ont monté leurs stands tout le long de la chaussée, occupant ainsi la moitié du trottoir. Il ne reste de place que pour deux files piétinant en sens inverse.
Voilà les badauds forcés de progresser à la queue-leu-leu. Dès que l'un d'eux stoppe devant un étal, c'est le bouchon, le caillot dans une artère déjà encombrée.

Je devance Kelvin qui se tenait juste derrière moi. Il n'aime pas cette distance qui le fait passer pour un homme en goguette. Si des touristes l'ont déjà confondu avec un Thaï, les Thaïs, eux, ne commettent pas cette erreur. On l'arrête tous les deux mètres pour lui proposer un tuk-tuk**, de la drogue, des femmes, des lady-boys, un ping-pong show.
Le ping-pong show semble une spécialité de Bangkok. Dans une pièce sombre et glauque, sur une scène rafistolée, des filles. Souvent défraîchies, elles s'introduisent dans le vagin divers objets, dont des goulots de bouteilles et des lames de rasoir. Les plus habiles expulsent des fléchettes qui se fichent en pleine cible. Joueuses, elles entament un match de ping-pong. D'où le nom.
La plupart du temps le show n'est qu'une arnaque. Loin de régler le seul prix d'une consommation, comme promis à l'entrée par le rabatteur soucieux de toucher sa commission, il faut aligner encore et encore les billets. À la sortie l'addition est salée et les videurs très peu compréhensifs.

Ballottée de droite et de gauche, j'avance au ralenti, sac serré contre la poitrine. Il ne faudrait pas qu'un pickpocket y mette la main. Le marché ne me passionne guère. D'un stand à l'autre, les mêmes objets, vêtements et souvenirs vendus au prix "touristes".
Comme lors de mon dernier voyage à Bangkok, il y a beaucoup de DVD pornos et de jouets érotiques. Menottes à fausse fourrure, cockrings, godes, étuis péniens, vagins en plastique s'étalent en pleine rue, au vu et au su de tous. Plutôt savoureux sachant que les sex-shops sont illégaux en Thaïlande. Comme le racolage, d'ailleurs.
Qu'importe, on n'en est pas à une contradiction ni à une hypocrisie près.
Je me souviens des courses faites ici avec Stefan, un amant de passage. Du gode à piles qui expira le soir même et de ma colère devant ce trépas précoce.
- Camelote chinoise ! avais-je crié en jetant l'engin à l'autre bout de la chambre. 
Ce qu'on trouve également ici, et sans ordonnance, Stefan n'en avait pas besoin : Cialis, Xiemed, Valium, Viagra, remèdes contre l'angoisse et la bite molle. Gribouillée sur des pancartes en carton, leur énumération n'inspire aucune confiance.
Je souris en songeant à mon amie Bertille. Le Viagra de contrebande, sans doute faux, nous l'appelions Viagrox. Sur notre plage des Philippines il était vendu par un homme repoussant qui le cachait dans ses poches, un gras du bide aux yeux visqueux.
- Viagrox ? Viagrox ? m'exclamai-je lorsque je le croisai.
Voilà que le groupe qui me précède décide d'en faire emplette. Bloquée par leurs palabres, je trépigne. Mes cornées hurlent grâce, mes poumons exigent un air moins vicié, mes tempes battent la breloque de la migraine.
Je me rêve allongée dans notre chambre, le corps purifié d'eau claire, loin de cette jungle urbaine qui me grignote la peau.
Moi qui aime tant Bangkok, j'ai pour Halloween presque changé d'avis.

Photos : Kevin Ooi, Spencer Tunick, Miru Kim.

* Soi (prononcer soille) : voies transversales, plus ou moins larges, qui coupent les rues principales. Les soi sont numérotées pour permettre de localiser une adresse. Par exemple : Sukhumvit, soi 7.
** Tuk-tuk : petite voiture propulsée par une moto.

mercredi 22 octobre 2014

Des Racines et des ailes

Une erreur de manip m'a fait supprimer ce billet.
Je viens de m'en apercevoir. Je le publie à nouveau avec vos commentaires
(je les ai retapés, faute de pouvoir les insérer suite au texte).
Merci pour vos petits mots...
Et deux coups de fouet bien mérités pour ma maladresse !
Le billet posté aujourd'hui, L'amour au crayon à papier,
se trouve juste en dessous.


Il s'appelait Racine. Ce fut son nom qui me poussa à l'appeler, d'autant que son cabinet se trouvait dans l'arrondissement voisin.
S'appeler Racine pour un psy, voilà qui semblait prédestiné.
Je pensai au tragédien, bien sûr, mais aussi à ces liens souterrains qui nous constituent et nous emprisonnent, ces liens qui s'obstinent à parler à travers nous alors que nous voudrions inventer un nouveau langage.
Moi, je devais à cette époque remonter aux racines du mal.
Je n'allais pas bien, et plutôt très mal. J'aimais un homme grand par la taille et encore petit par le coeur. Un homme pour lequel je ne comptais pas tant que ça, qui m'accordait dans sa vie un strapontin tandis que je réclamais un fauteuil. Un homme qui ne savait pas ce qu'il voulait ni qui il voulait. L'autre, l'ex transie devenue la bonne copine pas trop exigeante, moi, personne ? La brune aux yeux bleus et à gros seins de ses fantasmes ?
Notre relation avait dénudé mes failles jusqu'à l'os. Les blessures d'enfance me revenaient en pleine figure, démultipliées. L'insécurité, la certitude de ne pas être à la hauteur, le manque de confiance en moi et la peur viscérale de l'abandon me suffoquaient. Barricadée dans mon studio, j'étais en roue libre. Je ne mangeais plus guère et me nourrissais d'obsessions, d'idées noires. J'avais des crises de larmes, des insomnies, des attaques de panique.
Bloquée au fond d'une impasse, je n'arrivais plus à vivre. Et le jour le suicide m'apparut la porte de sortie, je décrochai mon téléphone.
C'est Racine lui-même qui décrocha. Voix grave, profonde, apaisante. Rien qu'à l'entendre, ma poitrine se libéra d'un poids.
- Pourquoi voulez-vous consulter ? barytonna la voix.
Incapable de démêler ma pelote en trois phrases, je bafouillai une réponse sans queue ni tête.
Ai-je dit que j'espérais un soutien ponctuel pour passer un cap infranchissable seule ? Si je l'ai dit, je mentais. Je savais que ce n'était pas qu'un cap supplémentaire mais bien un voyage au fond de mes peurs les plus ancrées, une exploration de moi-même des sols au plafond, une refonte de mon être et de mon système de valeurs.
Je savais que, loin de régler mon problème en dix séances, j'en prenais pour des années.
- C'est urgent, Mademoiselle ?
- Je crois, oui.
Bruit de pages tournées à l'autre bout du fil et rendez-vous fixé dans la semaine.

Le jour dit, je me rendis à pied au cabinet de Racine. Cette marche de vingt minutes deviendrait l'un des rituels de ma thérapie.
Une fois à destination, je coulai un regard au travers des grandes baies de la salle d'attente. Une banquette et des coussins. Une pièce claire, nette, remplie de magazines et de jouets. Ainsi que l'indiquait la plaque, Racine le psychologue partageait son cabinet avec des confrères, dont une orthophoniste qui travaillait avec des enfants.
Ding dong ! fit la sonnette.
À peine eus-je le temps de m'asseoir qu'un homme surgit du sous-sol. Lorsqu'il prononça mon nom, je reconnus sa belle voix profonde. La surprise dut se peindre sur mon visage. J'eus un temps de retard pour me lever et venir à lui.
Jamais je n'aurais imaginé Racine ainsi.
Il était jeune, quelques années de plus que moi au jugé. Pas très grand, habillé d'un simple jeans, d'une chemise et d'un pull en V. Son visage régulier s'ornait de petites lunettes et d'un sourire aussi franc que sa poignée de main. Il dégageait une grande douceur, une sérénité réconfortante, une humanité qu'à vif, je perçus de tous mes pores.
- Suivez-moi, Mademoiselle.
Racine me guida dans sa salle de consultation, au bas de l'escalier. Dévalant les marches, je plaisantai sur la descente dans l'inconscient et l'arrivée dans la matrice. Il gloussa en m'ouvrant sa porte. Je découvris une petite pièce blanche, un bureau en bois, des étagères croulant sous les livres, un divan et deux chaises.
- Installez-vous, je vous en prie !
J'appréciai que Racine ne fût pas un psy guindé. Sa chaleureuse simplicité le situait à mille lieues de mon ancien thérapeute, un neuropsychiatre très âgé, chauve, bossu, parkinsonien et suprêmement indifférent. Je lui aurais dit que j'avais tué ma mère et cuisiné son foie aux petits oignons qu'il n'aurait pas bronché.
Une seule fois ce vénérable docteur s'autorisa un haussement de sourcils. Je sonnai à son chic cabinet munie de mes grosses lunettes et d'un piercing nasal tout frais, vêtue d'une jupe outrageusement courte, d'un imperméable jaune citron et de bottines violettes.
Il me reconnut si peu qu'il faillit me laisser dehors.

Assise sur le divan de Racine, je retenais mes larmes. Je lui parlai de Dermott, cet homme qui avait envahi ma vie, de l'hébétement suite à notre rupture, de l'impression de tomber sans fin, de plus en plus bas.
- Dermott a appuyé sur tous mes boutons, dis-je.
- Quels boutons, au juste ?
Je décochai à Racine un regard ahuri, presque soupçonneux. Feignait-il de ne pas comprendre ? Comment lui, psychologue de son état, pouvait-il ne pas savoir ? C'était si évident !
Mais tout ce que Racine voyait, c'était ma détresse presque à bout de mots.
Plus tard je rirais de ma méprise et en tirerais même une loi : l'évident pour moi ne l'est pas forcément pour les autres.
Et la thérapie continua, de semaine en semaine. Ma libération se faisait attendre, mais on ne règle pas vingt-cinq ans de vie en six mois. Patience et obstination font aussi partie de la quête.

Même fréquents, même pénibles, les rendez-vous avec Racine ne se transformaient pas en contraintes. J'appréciais cet homme, son humour aigu, sa bienveillance, ses convictions, sa façon de travailler. Conscient que certains de ses patients ne roulaient pas sur l'or et qu'une thérapie demeure un luxe, il modulait ses tarifs selon les ressources de chacun. Si l'on perdait pied, on pouvait l'appeler, lui laisser un message en son absence. Il rappellerait, prendrait le temps d'écouter, de rassurer, de conseiller.
J'eus l'occasion de vérifier que cette promesse n'était pas un vain mot. Un samedi de déroute, je composai le numéro du cabinet, tombai sur le répondeur, bafouillai quelques phrases. Racine retourna mon appel le soir même, bien en dehors des heures de consultations.
Avec lui pour thérapeute je n'avais pas l'impression d'être livrée à moi-même. Notre lien perdurait en dehors des consultations, d'autant plus essentiel qu'une de mes terreurs était l'abandon.

Racine fut l'artisan d'une leçon que je n'oublierais jamais. Au cours d'une séance j'évoquai mon père, le culte de l'effort et du toujours mieux qui empoisonna mon enfance. De bons résultats, ça ne suffisait pas. Mon père vivait et régentait sa famille selon la devise des Jeux Olympiques : plus haut, plus vite, plus fort.
Il fallait viser le sommet, sans trêve, devenir le gagnant qui impressionne, le chef que les autres envient. Et tant pis si au terme de cette fuite en avant, on se fracasse contre un mur. Ne voilà, après tout, que des dégâts collatéraux.
Mon père était un adepte de la "méritocratie". Sa devise ? En baver des ronds de chapeau pour réussir, parce que rien, jamais, n'est donné ni gratuit. Tout coûte, même - et surtout - se faire du bien. Seuls les naïfs et les idéalistes auront le culot de soutenir le contraire.
Lorsque je dégainai mon porte-monnaie pour régler la consultation, Racine m'arrêta d'un geste. Et dans un fin sourire, lança :
- Cette séance est gratuite. Vous réfléchirez au pourquoi et vous me l'expliquerez la semaine prochaine.
Persuadée d'avoir mal entendu, j'ouvris des yeux ronds et m'accrochai à mes billets. 
- Pardon ?
Racine répéta, impassible :
- Cette séance est gratuite, Mademoiselle.
J'étais si troublée que je butai contre la porte, trébuchai dans l'escalier, remontai les rues au radar. Mon petit vélo d'esprit tournait en boucle. Pourquoi, mais pourquoi cette faveur ? Je repassai la consultation au ralenti et en accéléré, m'attardai sur ses noeuds, rejouai nos dialogues.
Je conclus que mon psy avait eu pitié. Je gagnais mal ma vie, les relations avec mon père étaient pourries, mes valises trop chargées. En vertu de son coeur d'or, Racine le généreux m'avait fait une fleur. L'explication ne me convenait pas malgré sa logique. Je soupçonnais autre chose, un double-fond qui m'échappait. Je réfléchis encore. Soudain l'évidence s'imposa, tellement éclatante qu'être passée à côté m'étonna : par son acte, Racine visait à contredire l'un des piliers de mon enfance, la philosophie de mon père, la méritocratie poussée à son extrême. Se faire du bien, ce n'est pas toujours payant, non.
La preuve.

Quelques mois plus tard, je décidai de clore ma thérapie. J'avais progressé, beaucoup. Je me sentais sereine, allégée. J'avais renoué avec Dermott. Notre relation était différente, apaisée, amoureuse.
Les séances avec Racine commençaient à me peser. J'avais le sentiment de me répéter, de mouliner de vieilles histoires, de m'égarer dans l'anodin. Le bonheur ou ce qui y ressemble se passe de mots, paraît-il.
Il était temps de voler de mes propres ailes.
Ma décision prise, il ne me restait qu'à l'annoncer. Je craignais, un peu, la réaction de mon psy. Sans doute à tort, car je ne l'imaginais ni tenter de me dissuader ni se mettre en colère.
En colère pour quoi, d'ailleurs ? L'idée était absurde.
Mais ce ne fut pas sans embarras qu'à notre rendez-vous, j'annonçai :
- J'aimerais arrêter là. Pour le moment, du moins.
Un bref silence. Racine pencha la tête, s'inclina vers moi.
- Puis-je vous demander vos raisons ?
Je les lui donnai. Il opina du menton, neutre.
- Très bien, Mademoiselle, je vous ai entendu. Voici ce que je vous propose : revoyons-nous la semaine prochaine. Cette séance-là sera la dernière, une sorte de bilan. Aujourd'hui, procédons comme d'habitude.
J'acquiesçai, un peu étonnée. J'ignorais encore que la semaine suivante, je commettrais un de mes plus beaux actes manqués.
Ou réussis, c'est selon.

(Si j'ai pris beaucoup de plaisir à rédiger ce billet, je m'interroge :
présente-t-il un quelconque intérêt ? Je n'en suis pas certaine...
À vous de me dire, s'il vous plaît !)

1re photo de Bill Westheimer, dernière photo d'Helmut Newton.
Illustration de Sarah Moon.