lundi 1 décembre 2014

L'insulte et l'indifférence

- Mais tu te rends compte qu'elle t'a insultée ?!
Kelvin s'agrippe au volant. Les muscles de sa mâchoire roulent sous sa peau. Avant, arrière, le va-et-vient de la rancune. Et ses lèvres, crispées, qui dessinent le contour de sa colère.
Je souris.
- Tu crois ?
- Mais bien sûr ! Je connais leurs façons de faire, leurs sous-entendus, leur hypocrisie. J'ai grandi dedans. Cette salope t'a insultée !
La salope, c'est Marielle, l'épouse en titre de Mister Chong. Mister Chong, Malaisien, a sur l'île quelques responsabilités. Marielle en est fière, sans l'ombre d'un doute.
Marielle a un nom trompeur, un qui ne dit pas son origine chinoise. Marielle est petite, bavarde et mobile comme un moineau inquiet.
Un moineau ? Non, un dragon, à ce qu'il paraît.
- Une terreur ! m'avait-on assuré. Elle mène son monde à la baguette... Et Mister Chong lui obéit, le pauvre homme. Il n'a pas le choix, hein. Sa femme est méchante, un vrai poison !
Mais le poison avait un appartement à louer. Et c'est ainsi que je la rencontrai.

J'arrivai au rendez-vous accompagnée de Kelvin, Marielle flanquée de son mari. Celui-ci nous tendit la main, cordial. Pas Marielle. Marielle se contenta de nous observer. Visage lisse mais réprobateur devant les tatouages de Kelvin, l'anneau perçant sa lèvre et son crâne rasé.
Ensuite ce fut mon tour. Rien à signaler, mon physique joue à mon avantage. Je suis l'über-Blanche en robe longue et au sage décolleté, avec des yeux de Russe et dans la tête un monde effrayant. Un monde qui, selon les critères de Marielle, me condamnerait à l'asile ou à la prison.
Ce furent ses yeux qui me frappèrent. Deux pépites noires incapables de vous regarder longtemps en face. Deux lacs agités qui vous sondent et s'échappent. Deux pierres impitoyables alors que la bouche, elle, vous sourit.
- Des yeux fous, avait tranché Kelvin.
L'appartement était sombre, mal fichu, déprimant. Et quatre mois plus tard, toujours inoccupé.
- Nous sommes exigeants sur les locataires... me confia Mister Chong.
Derrière ce "nous", j'entendis "Marielle", une femme-dragon aux yeux de laquelle personne ne trouvait grâce.

Samedi, il y eut une petite fête. Kelvin n'y participa pas. À peine avais-je salué l'assemblée qu'un homme s'avança.
- Nice to see you again ! How are you ? 
J'eus du mal à reconnaître Mister Chong. Il me sembla plus âgé, un presque vieillard qui après le repas s'endormit sur un canapé, lorgnons sur le nez et bouche ouverte.
Son épouse, je ne la reconnus pas du tout. C'est elle qui s'approcha, affable, pour m'adresser la parole :
- Vous avez trouvé un appartement ?
Sa main se propulsa vers la mienne. Je la serrai dans un sourire destiné à masquer ma surprise. Mais qui était-elle, cette femme mince en robe légère, les cils empâtés de mascara ?
- Vous ne me reconnaissez pas ?
- Euh... Je... Désolée.
Elle me rappela notre rendez-vous de décembre dernier.
- Ah, bien sûr !
Mais mon visage, obstiné, ne cessait de me contredire. Alors je fis ce que mon impair imposait : jouer la comédie sociale, celle qui nous permettrait de nous tirer indemnes de ce faux pas.
- Vous avez changé de coiffure, peut-être ?
- Oui ! trilla-t-elle. Et en décembre, je portais des lunettes.
Je me fendis d'un "Voilà !" triomphal. La discussion était close.
Elle devait l'être.
Perdu. M'ayant prise en défaut, Marielle ne me laisserait pas m'en tirer à si bon compte.
- Mais vraiment, vous ne me reconnaissez pas ?
Je souris, gênée. Pensait-elle que répéter sa question lui vaudrait une autre réponse ?
- Et mon nom, vous vous en souvenez ?
Impossible de lui mentir. Elle m'aurait sommé de cracher son prénom, là, tout de suite, sous peine d'humiliation publique.
- Je comprends... Nous les Chinois, nous nous ressemblons tous ! lâcha-t-elle dans un rire.
Un rire que je ne pris pas pour une insulte.

- T'insulter, toi... Mais comment ose-t-elle ?
La colère de Kelvin voletait dans l'habitacle. Marielle avait touché à moi, sa chérie, faute qui ne méritait nul pardon.
- J'ai à peine reconnu son mari, dis-je pour faire diversion. On dirait qu'il a pris dix ans en six mois.
Kelvin grinça :
- Pas étonnant qu'il ait l'air si vieux ! Et l'insulte, tu ne l'as pas comprise, n'est-ce pas ?
- Non.
- Et bien voilà : tu n'es qu'une putain de Blanche aveugle !
J'éclatai de rire. Un rire qui, énorme, guida ma paume sur sa cuisse en signe d'apaisement.
- Et alors ?
- Comment ça, et alors ?
- Je m'en fous.
- Tu t'en fous ? Pas moi !
- D'accord, chéri. Merci de me défendre mais ta colère, elle t'appartient. Moi, je ne suis pas fâchée. Une insulte n'a de poids que si l'on se sent offensé... Là, ce n'est pas le cas.
Kelvin me retourna un silence maussade.
Qu'il épouse ma cause me touchait. Sa rancoeur témoignait de son soutien. Après tout, on attend d'un compagnon qu'il vous soutienne dans l'adversité, s'interpose si l'on vous manque de respect. J'aurais agi de même si lui avait été insulté. Et pire, sans qu'il s'en aperçoive faute de maîtriser le code, le subtil entre soi d'un groupe auquel il n'appartient pas.
Par le passé j'aurais été furieuse, moi aussi. Humiliée, vindicative ou déçue, peut-être en quête de revanche.
À présent je déborde d'indifférence. La pique me paraît surtout révélatrice de sa propriétaire, mesquine, méchante sans objet. Son aigreur reste sienne sans m'éclabousser.
Sûrement est-ce là, sans que je le calcule, la pire des insultes : les mots qui ratent leur cible parce qu'ils n'ont aucune valeur, aucun poids.
Parce qu'ils ne comptent même pas.

Photos : William Wegman, Holger Trülzsch (modèle Veruschka), Polly Morgan.