Une erreur de manip m'a fait supprimer ce billet.
Je viens de m'en apercevoir. Je le publie à nouveau avec vos commentaires
(je les ai retapés, faute de pouvoir les insérer suite au texte).
(je les ai retapés, faute de pouvoir les insérer suite au texte).
Merci pour vos petits mots...
Et deux coups de fouet bien mérités pour ma maladresse !
Le billet posté aujourd'hui, L'amour au crayon à papier,
se trouve juste en dessous.
Le billet posté aujourd'hui, L'amour au crayon à papier,
se trouve juste en dessous.
Il
s'appelait Racine. Ce fut son nom qui me poussa à l'appeler, d'autant que son
cabinet se trouvait dans l'arrondissement voisin.
S'appeler
Racine pour un psy, voilà qui semblait prédestiné.
Je
pensai au tragédien, bien sûr, mais aussi à ces liens souterrains qui nous
constituent et nous emprisonnent, ces liens qui s'obstinent à parler à travers
nous alors que nous voudrions inventer un nouveau langage.
Moi, je
devais à cette époque remonter aux racines du mal.
Je
n'allais pas bien, et plutôt très mal. J'aimais un homme grand par la taille et
encore petit par le coeur. Un homme pour lequel je ne comptais pas tant que ça,
qui m'accordait dans sa vie un strapontin tandis que je réclamais un fauteuil.
Un homme qui ne savait pas ce qu'il voulait ni qui il voulait. L'autre, l'ex
transie devenue la bonne copine pas trop exigeante, moi, personne ? La brune
aux yeux bleus et à gros seins de ses fantasmes ?
Notre
relation avait dénudé mes failles jusqu'à l'os. Les blessures d'enfance me
revenaient en pleine figure, démultipliées. L'insécurité, la certitude de
ne pas être à la hauteur, le manque de confiance en moi et la peur viscérale de
l'abandon me suffoquaient. Barricadée dans mon studio, j'étais en roue libre.
Je ne mangeais plus guère et me nourrissais d'obsessions, d'idées noires.
J'avais des crises de larmes, des insomnies, des attaques de panique.
Bloquée
au fond d'une impasse, je n'arrivais plus à vivre. Et le jour le suicide
m'apparut la porte de sortie, je décrochai mon téléphone.
C'est
Racine lui-même qui décrocha. Voix grave, profonde, apaisante. Rien qu'à
l'entendre, ma poitrine se libéra d'un poids.
-
Pourquoi voulez-vous consulter ? barytonna la voix.
Incapable
de démêler ma pelote en trois phrases, je bafouillai une réponse sans queue ni
tête.
Ai-je
dit que j'espérais un soutien ponctuel pour passer un cap infranchissable seule
? Si je l'ai dit, je mentais. Je savais que ce n'était pas qu'un cap
supplémentaire mais bien un voyage au fond de mes peurs les plus ancrées, une
exploration de moi-même des sols au plafond, une refonte de mon être et de mon
système de valeurs.
Je
savais que, loin de régler mon problème en dix séances, j'en prenais pour des
années.
- C'est
urgent, Mademoiselle ?
- Je
crois, oui.
Bruit de
pages tournées à l'autre bout du fil et rendez-vous fixé dans la semaine.
Le jour
dit, je me rendis à pied au cabinet de Racine. Cette marche de vingt minutes
deviendrait l'un des rituels de ma thérapie.
Une fois
à destination, je coulai un regard au travers des grandes baies de la salle
d'attente. Une banquette et des coussins. Une pièce claire, nette, remplie de
magazines et de jouets. Ainsi que l'indiquait la plaque, Racine le psychologue
partageait son cabinet avec des confrères, dont une orthophoniste qui
travaillait avec des enfants.
Ding
dong ! fit la sonnette.
À peine
eus-je le temps de m'asseoir qu'un homme surgit du sous-sol. Lorsqu'il prononça
mon nom, je reconnus sa belle voix profonde. La surprise dut se peindre sur mon
visage. J'eus un temps de retard pour me lever et venir à lui.
Jamais je
n'aurais imaginé Racine ainsi.
Il était
jeune, quelques années de plus que moi au jugé. Pas très grand, habillé d'un
simple jeans, d'une chemise et d'un pull en V. Son visage régulier s'ornait de
petites lunettes et d'un sourire aussi franc que sa poignée de main. Il
dégageait une grande douceur, une sérénité réconfortante, une humanité qu'à
vif, je perçus de tous mes pores.
-
Suivez-moi, Mademoiselle.
Racine
me guida dans sa salle de consultation, au bas de l'escalier. Dévalant les
marches, je plaisantai sur la descente dans l'inconscient et l'arrivée dans la
matrice. Il gloussa en m'ouvrant sa porte. Je découvris une petite pièce
blanche, un bureau en bois, des étagères croulant sous les livres, un divan et
deux chaises.
-
Installez-vous, je vous en prie !
J'appréciai
que Racine ne fût pas un psy guindé. Sa chaleureuse simplicité le situait à
mille lieues de mon ancien thérapeute, un neuropsychiatre très âgé, chauve,
bossu, parkinsonien et suprêmement indifférent. Je lui aurais dit que j'avais
tué ma mère et cuisiné son foie aux petits oignons qu'il n'aurait pas bronché.
Une
seule fois ce vénérable docteur s'autorisa un haussement de sourcils. Je sonnai
à son chic cabinet munie de mes grosses lunettes et d'un piercing nasal tout
frais, vêtue d'une jupe outrageusement courte, d'un imperméable jaune citron et
de bottines violettes.
Il me
reconnut si peu qu'il faillit me laisser dehors.
Assise
sur le divan de Racine, je retenais mes larmes. Je lui parlai de Dermott, cet
homme qui avait envahi ma vie, de l'hébétement suite à notre rupture, de
l'impression de tomber sans fin, de plus en plus bas.
-
Dermott a appuyé sur tous mes boutons, dis-je.
- Quels
boutons, au juste ?
Je
décochai à Racine un regard ahuri, presque soupçonneux. Feignait-il de ne pas
comprendre ? Comment lui, psychologue de son état, pouvait-il ne pas savoir ?
C'était si évident !
Mais
tout ce que Racine voyait, c'était ma détresse presque à bout de mots.
Plus
tard je rirais de ma méprise et en tirerais même une loi : l'évident pour moi
ne l'est pas forcément pour les autres.
Et la
thérapie continua, de semaine en semaine. Ma libération se faisait attendre,
mais on ne règle pas vingt-cinq ans de vie en six mois. Patience et obstination
font aussi partie de la quête.
Même
fréquents, même pénibles, les rendez-vous avec Racine ne se transformaient pas
en contraintes. J'appréciais cet homme, son humour aigu, sa bienveillance, ses
convictions, sa façon de travailler. Conscient que certains de ses patients ne
roulaient pas sur l'or et qu'une thérapie demeure un luxe, il modulait ses
tarifs selon les ressources de chacun. Si l'on perdait pied, on pouvait
l'appeler, lui laisser un message en son absence. Il rappellerait, prendrait le
temps d'écouter, de rassurer, de conseiller.
J'eus
l'occasion de vérifier que cette promesse n'était pas un vain mot.
Un samedi de déroute, je composai le numéro du cabinet, tombai sur le
répondeur, bafouillai quelques phrases. Racine retourna mon appel le soir
même, bien en dehors des heures de consultations.
Avec lui
pour thérapeute je n'avais pas l'impression d'être livrée à moi-même. Notre
lien perdurait en dehors des consultations, d'autant plus essentiel qu'une de
mes terreurs était l'abandon.
Racine
fut l'artisan d'une leçon que je n'oublierais jamais. Au cours d'une séance
j'évoquai mon père, le culte de l'effort et du toujours mieux qui
empoisonna mon enfance. De bons résultats, ça ne suffisait pas. Mon père
vivait et régentait sa famille selon la devise des Jeux Olympiques : plus haut,
plus vite, plus fort.
Il
fallait viser le sommet, sans trêve, devenir le gagnant qui impressionne, le
chef que les autres envient. Et tant pis si au terme de cette fuite en avant,
on se fracasse contre un mur. Ne voilà, après tout, que des dégâts collatéraux.
Mon père
était un adepte de la "méritocratie". Sa devise ? En
baver des ronds de chapeau pour réussir, parce que rien, jamais, n'est
donné ni gratuit. Tout coûte, même - et surtout - se faire du bien. Seuls les
naïfs et les idéalistes auront le culot de soutenir le contraire.
Lorsque
je dégainai mon porte-monnaie pour régler la consultation, Racine m'arrêta d'un
geste. Et dans un fin sourire, lança :
- Cette
séance est gratuite. Vous réfléchirez au pourquoi et vous me l'expliquerez la
semaine prochaine.
Persuadée
d'avoir mal entendu, j'ouvris des yeux ronds et m'accrochai à mes
billets.
- Pardon
?
Racine
répéta, impassible :
- Cette
séance est gratuite, Mademoiselle.
J'étais
si troublée que je butai contre la porte, trébuchai dans l'escalier, remontai
les rues au radar. Mon petit vélo d'esprit tournait en boucle. Pourquoi, mais
pourquoi cette faveur ? Je repassai la consultation au ralenti et en accéléré,
m'attardai sur ses noeuds, rejouai nos dialogues.
Je
conclus que mon psy avait eu pitié. Je gagnais mal ma vie, les relations avec
mon père étaient pourries, mes valises trop chargées. En vertu de son coeur
d'or, Racine le généreux m'avait fait une fleur. L'explication ne me convenait
pas malgré sa logique. Je soupçonnais autre chose, un double-fond qui
m'échappait. Je réfléchis encore. Soudain l'évidence s'imposa, tellement
éclatante qu'être passée à côté m'étonna : par son acte, Racine visait à
contredire l'un des piliers de mon enfance, la philosophie de mon père, la
méritocratie poussée à son extrême. Se faire du bien, ce n'est pas toujours
payant, non.
La
preuve.
Quelques
mois plus tard, je décidai de clore ma thérapie. J'avais progressé, beaucoup.
Je me sentais sereine, allégée. J'avais renoué avec Dermott. Notre relation
était différente, apaisée, amoureuse.
Les
séances avec Racine commençaient à me peser. J'avais le sentiment de me
répéter, de mouliner de vieilles histoires, de m'égarer dans l'anodin. Le
bonheur ou ce qui y ressemble se passe de mots, paraît-il.
Il était
temps de voler de mes propres ailes.
Ma
décision prise, il ne me restait qu'à l'annoncer. Je craignais, un peu, la
réaction de mon psy. Sans doute à tort, car je ne l'imaginais ni tenter de
me dissuader ni se mettre en colère.
En
colère pour quoi, d'ailleurs ? L'idée était absurde.
Mais ce
ne fut pas sans embarras qu'à notre rendez-vous, j'annonçai :
-
J'aimerais arrêter là. Pour le moment, du moins.
Un bref
silence. Racine pencha la tête, s'inclina vers moi.
-
Puis-je vous demander vos raisons ?
Je les
lui donnai. Il opina du menton, neutre.
- Très
bien, Mademoiselle, je vous ai entendu. Voici ce que je vous propose :
revoyons-nous la semaine prochaine. Cette séance-là sera la dernière, une sorte
de bilan. Aujourd'hui, procédons comme d'habitude.
J'acquiesçai,
un peu étonnée. J'ignorais encore que la semaine suivante, je commettrais un de
mes plus beaux actes manqués.
Ou
réussis, c'est selon.
(Si j'ai
pris beaucoup de plaisir à rédiger ce billet, je m'interroge :
présente-t-il
un quelconque intérêt ? Je n'en suis pas certaine...
À vous
de me dire, s'il vous plaît !)
1re photo de Bill Westheimer, dernière photo d'Helmut Newton.
Illustration de Sarah Moon.