dimanche 16 novembre 2014

L'âme fêlée d'Antony

La musique est intimement liée à ma vie et à mon parcours.
Voilà longtemps que j'ai envie de présenter une mosaïque de moments liés chacun à une chanson, zapping intime sur fond de voyages, d'expériences et de rencontres. Voici le premier, tiré de l'ancien blog.

Perhentian Kecil, Malaisie, mai 2009.

Il est une heure. La nuit est sûrement piquetée d'étoiles, mais je ne vois que le plafond. En montant dans le ferry après une journée de bus, j'eus un hoquet, comme la secousse d'un cahot en enfer alors que j'étais encore embuée de paradis.
Le mien s'appelait Perhentian Kecil, une île de Malaisie vierge de voitures et de routes.
Électricité capricieuse quelques heures par jour, sanitaires communs au bout du chemin, bungalows sommaires aux matelas posés sur une planche de bois, moustiquaire trouée et ventilateur anémique.
Devant ma porte, une petite terrasse dotée d'un hamac.
Je m'y étais étendue un soir avec Apeh.
Nous avions failli tomber malgré son corps de lame puis, nous raccrochant l'un à l'autre, cherché le bon point d'équilibre. Jambes encastrées aux miennes, fesses contre bassins, nous guettions ce moment de suspension parfaite, où tout mouvement annule le mouvement.
Nous n'avions ensuite plus bougé ni parlé, comme si nos mots hésitants pouvaient compromettre notre merveilleuse harmonie, faire fondre nos ailes de cire pour nous précipiter au bas de notre nacelle.

Plus tard, lorsque je poussai la porte de mon bungalow, Apeh me suivit.
Il s'éclipsa à l'aube. Je sortis de la chambre avec retard, la peau irritée de baisers piquants et les yeux dissimulés derrière des lunettes de soleil. Je suivais Apeh sans savoir que déjà j'empruntais une autre route. Celle-ci m'emmenait vers un homme que j'avais aussitôt baptisé "mon samouraï".
Ses yeux allongés d'asiatique, son bandeau de pirate, son visage fin sont dans mon esprit étroitement liés à Perhentian Kecil, à sa magie, à ses journées d'indolente chaleur ragaillardie du froid saisissant de l'eau.
Paupières closes, je revois les prunelles de mon samouraï se poser sur moi à la proue du bateau. Sa main m'effleure le bras, me caresse l'épaule d'un geste tout naturel. Son buste courbé, accordé au mien en un parfait arc de cercle.
Nous parlons. Non, nous chuchotons à voix basse de conspirateurs.
Notre discussion a beau n'avoir que peu d'importance, nous ne voulons pas être entendus. Lui, moi, le bateau... C'est notre bulle interdite aux autres, si fragile qu'un rien pourrait la crever, compromettre comme la veille avec Apeh un parfait instant de bonheur.


Soudain nos corps se détournent à regrets. Basculent en arrière depuis la coque. Sombrent dans l'eau translucide.
Aussitôt nos regards se cherchent et se trouvent, soulagés de ne pas s'être perdus.
Mon samouraï et moi descendons dans le bleu, moi renversée sous lui, sous sa bouche qui me sourit malgré le détendeur*. Du mien jaillissent des bulles qui ricochent sur son torse, se faufilent le long de ses épaules pour dessiner autour de sa tête un halo.

À ce moment je sais, sans l'ombre d'un doute, que ce soir je serai sous lui encore, à jouir de son sexe, tour à tour le provoquant et l'implorant de ne pas venir pour faire s'étirer, longtemps, jusqu'à la rupture, les minutes de cette autre nuit suspendue.
J'aimerais que le lendemain n'arrive jamais, parce qu'au matin, mon samouraï s'en va. Sa soeur se marie à Bali, une autre grande aventure sur le chemin de la vie.

Le ventilateur s'éteignit.
La fatigue nous renversa en lame de fond, trempés de sueur, de salive, de cyprine et de sperme.
- Viens ! dit-il en m'offrant sa paume.
Je me pelotonnai entre ses bras, marchai à sa suite telle une ballerine, sur la pointe des pieds. L'eau glacée de la douche nous fit renaître.
Renaître avant une autre petite mort.
Mon samouraï partit après le petit-déjeuner. Ethan, mon ami-amant anglais, arriva le soir même.


Trois jours plus tard, Ethan et moi rentrions en Thaïlande. Après d'interminables trajets en taxi et en minibus, nous posâmes le pied sur le ferry de nuit, un squelette rouillé chargé jusqu'à la gueule.
Les provisions s'entassaient en bas et les passagers en haut, sur de minces matelas. Des cales remplies montaient les vapeurs fétides des durians*, le remugle âcre des poissons séchés.
Nous nous allongeâmes, tout habillés, sur deux couches voisines. Tandis que le navire entamait sa lente traversée, je sortis mon IPod, proposai un casque à Ethan et choisis, entre des milliers de morceaux, I fell in love with a dead boy.
La voix d'Antony s'éleva dans l'obscurité, sublime et profonde, confondue au ressac de l'océan.

Un jour, alors que les chansons d'Antony tournaient en boucle dans notre maison de Ko Tao, Ethan m'enlaça et dit :
- Pour moi, cette musique, c'est entièrement, totalement toi : mystérieuse, profonde, mélancolique, belle et insaisissable comme ton âme fêlée.


* Détendeur : partie de l'équipement de plongée que l'on met dans sa bouche pour respirer.
** Durian : fruit tropical vert, avec une écorce à piquants. Son odeur est si forte et désagréable qu'il est en général interdit dans les lieux publics.


4 commentaires:

  1. C'est you are my sister qui fait vibrer mes endroits fragiles. C'est plein de féminité, et ce ton quasi monocorde la plupart du temps et si mélodieux pourtant. Je m'interdis de comprendre les paroles. Je ne veux savoir que ce que je ressens.
    C'est par les fêlures que tout cela entre si bien.

    RépondreSupprimer
  2. Oui, c'est une magnifique chanson, je l'écoute en même temps que je te réponds. Les paroles ne sont pas nécessaires pour se laisser traverser par une musique. Elles peuvent même s'avérer décevantes, détruire la magie et l'harmonie qui nous portaient.
    En lançant une rapide recherche sur la chanson, je viens de découvrir qui est l'autre voix qui accompagne Anthony... Boy George ! Surprise ! Je ne l'avais pas du tout reconnu, le grain de sa voix a bien changé depuis Culture Club. En même temps, qu'il soit la sister d'Antony n'a rien d'étonnant. Une autre âme fêlée.

    RépondreSupprimer
  3. Le pouvoir évocateur d'une musique, comme d'un parfum, d'un moment particulier, un lieu, une peau, une lumière. J'ai une Gymnopedie, la III, qui m'a cueilli un soir sur une lecture et une photo, et qui ne cesse depuis, de faire image dès les premières notes. Satie devait t'aller particulièrement bien à cet instant là.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Merci Slev,
      Il y a des musiques qui s'agrègent à des peaux... C'est un honneur que d'être associée à Satie, III, surtout interprétée par Jacques Loussier. Je me souviens aussi de Lily Dale, sur les eaux du Cher Hasard.

      Supprimer

Maintenant, à vous !