jeudi 14 mai 2015

La Caresse en paire de claques -Fin

Le chapitre précédent ici.


« Aujourd’hui j’ai reçu un nouveau client. Gabriel… Le nom d’un ange tombé du ciel, mais d’un ange déchu. J’ai tout de suite aimé sa voix, un mélange de maturité et de honte, son couac à ma question :
– Tu as déjà été soumis ?
Non, bien sûr. Je n’aurais pas cru l’inverse.
Comme à mon habitude j’ai expliqué les règles, et surtout la première : je commande, il obéit, sans question ni explication. Pour le mot de sécurité, celui qui arrête la séance si elle va trop loin, mon novice a choisi antibiotique. Espoir de se guérir de penchants qu’il juge inavouables ?
Pour le reste, ce fut bref. Ses envies, ses limites, Gabriel n’en avait aucune idée. Aussi décidai-je de commencer par l’humiliation.
Mon nouveau soumis est un diamant brut. À moi de le tailler pour en faire jaillir le sombre éclat. »

            *          *          *

C’est la huitième séance et la première à laquelle Gabriel arrive en retard, défi lancé à sa Maîtresse qui déteste attendre. En entrant Gabriel n’a pas un mot d’excuse, juste un sourire signifiant « Pas grave, si ? ». Si.
– Mon cadeau !
Gabriel hésite tend mollement à Alba une enveloppe de billets. Dessus, un Maîtresse gribouillé qu’elle considère avec mépris.
– Ôte ta veste.
Gabriel n’a aucune réaction.
– Ôte ta veste ! répète-t-elle en l’agrippant par les cheveux.
Il s’exécute de mauvaise grâce. Sa chemise trempée de sueur lui fait plisser le nez.
 Tu pues, Gabriel !
Dix ongles plantés dans sa chair le dissuadent de hausser les épaules, mais voilà qu’il arbore un air insolent. Alba lutte contre l’envie de le frapper.
– Règle numéro 1 : je te donne un ordre, tu obéis. Compris ?
Gabriel émet un son qu’elle choisit d’interpréter comme un oui. Elle sait qu’elle ne devrait pas. Tôt ou tard ses soumis testent son autorité, par jeu, provocation ou désir de châtiment. Celui-là, elle le traitera comme les autres. Sans pitié, en dépit de son attirance ou plutôt à cause d’elle. Qui aime bien châtie bien, non ?


– Baisse les yeux !
Gabriel la toise comme une fille de rue, une qui se monnaye contre quelques billets. Il faut une gifle pour le ramener au plancher, une deuxième pour laver l’offense, des entraves aux mains et aux chevilles pour entamer sa superbe. Mais voilà qu’il renâcle. Alba abaisse, furieuse, son pantalon sur ses mocassins. Au garde-à-vous dans son caleçon, il ne rougit même pas.
Une cravache voltige sous son nez.
– Sais-tu compter, toi ? À combien se monte ton retard ?
La badine menace Gabriel. Il se racle la gorge, additionne, s’embrouille.
– Cinq minutes ?
– Non.
– Sept, huit ?
– Non.
– Dix ?
– Douze. Douze minutes.
Gabriel arrondit les épaules, à peine, avant de marmonner « Pardon ».
– Pardon ?
– Pardon, Maîtresse.
– Enfin ! grince Alba. Mais le pardon, ça se mérite… Ici chaque minute équivaut à un coup. Chaque erreur aussi, ce qui nous fait un total de quinze. Quinze coups que tu vas compter !
L’assurance du soumis se lézarde. Ses poignets liés s’agitent, ses genoux s’affaissent sous le poids insidieux de l’angoisse. « Du calme », se reprend-il. Le mot d’arrêt le protège. Libre à tout moment d’arrêter la séance, n’en est-il pas le Maître et sa Maîtresse son esclave ?


La cravache s’abat au hasard, brûlure sang sur la peau blême.
– Aïe !
– Un ! corrige Alba en cinglant Gabriel à nouveau.
Deux, trois, quatre.
Il serre les dents. Volonté contre volonté, refus de céder contre acharnement à le faire plier.
Cinq, six, sept.
La salive goutte de son menton. Crispé sur la morsure qui le fouaille, Gabriel ne tente pas de la ravaler.
Huit, neuf, dix.
Il se débat, il n’est que souffrance, bloc de chair meurtrie, proie terrorisée en l’attente du prochain coup. Et ce visage… Alba la superbe est méconnaissable, une harpie aux lèvres tordues et aux yeux révulsés.
Onze.
Au diable la fierté.
– Antibiotique !
Voilà, il a prononcé le mot sacré. Le supplice est terminé. Pour toujours, se jure Gabriel sur ce qu’il a de plus cher. Jamais il ne reviendra boulevard des Capucines.
– Douze !
Alba hurlé de rage. Gabriel aussi, d’incrédulité. « Fini, c’est fini ! » braille-t-il alors qu’un retentissant « Treize ! » couvre sa voix. La chair éclate en sillons pourpres. Gabriel tente de s’échapper, vacille sur ses entraves, tombe lourdement à genoux. Alba le domine de toute sa taille cambrée.
– ARRÊTE !
Elle n’en a cure.
– Quatorze ! Quinze !


Gabriel ferme les yeux pour la supplier, elle la blanche, elle la terrible. Il s’excuse, pleurniche, jure d’être une vraie carpette, une lopette sans reproche, un soumis déférent-dévoué-docile…
– Seize, dix-sept, dix-huit !
Le sang roule sur le plancher. Rouge visqueux, jaune solaire, les couleurs s’emmêlent pour se fondre en un gris sale.
Encore un peu et Gabriel s’évanouira, recroquevillé, la tête entre les coudes.
Pour l’instant il ne cherche qu’à se protéger du maelström qui le déchire. Parler, à quoi bon ? Il n’y a plus d’ordre, plus de prière, plus de promesse qui vaille.
Alba ne l’écoutera pas. Et Gabriel sanglote alors que disparaît au loin un enfant chaussé de bottes de pluie.
Il a compris, mais trop tard, que la désobéissance n’est pas un jeu.


Texte envoyé à un concours de nouvelles, thème Désobéissance.
Non sélectionné par le jury.
Photos : Ellen von Unwerth ; Veruschka, autoportrait ;
Terry Richardson.

lundi 11 mai 2015

La Caresse en paire de claques -3

Le chapitre précédent ici.

À peine réveillé, Gabriel prépare une grande lessive. Alors qu’il trie le linge, son alliance accroche le bouton d’une chemise. Aussitôt l’image d’un cadenas doré s’impose. Aussitôt lui succède un buste décapité sanglé de jaune citron.
Mais quel visage a donc cette femme ?
La machine à laver a un soubresaut. Appeler Alba n’engage à rien. Entendre sa voix, ce n’est pas un crime ! Gabriel n’est même pas obligé de lui parler. Il ne fera que l’écouter, voilà.
Le vacarme du tambour emplit la pièce. Gabriel récupère l’ordinateur de Justine, tape fébrilement « Maîtresse Alba » dans le moteur de recherche, clique sur « J’ai de la chance ».
J’ai de la chance… La machine se fend d’un gargouillis moqueur.
Le combiné brûle la joue de Gabriel.
Une sonnerie. Son cœur bat à s’en décrocher.
Deux sonneries. Ses aisselles s’ornent d’auréoles pâles.
Trois sonneries. Son café lui remonte dans l’arrière-gorge, goût infect de peur et de culpabilité.
– Bonjour. Vous êtes chez Maîtresse Alba, mais je ne peux…
Gabriel se sent délivré, enfin autorisé à reprendre le cours de sa vie.
– Allô ?
La question le prend par surprise.
– Allô ? Parlez !
– Alba ? Euh… Maîtresse Alba ?
– Oui. Je t’écoute.
Le brusque passage du vous au tu le désarçonne. La familiarité, ça le hérisse, Gabriel. Son appel est une erreur, sa curiosité la pire des conseillères. Cette femme, il n’a rien à lui dire. Moins bien élevé, il lui raccrocherait au nez.
Immédiatement.


– Désolé, je me suis trompé de numéro.
– Ah… Tu t’es trompé de numéro mais tu connais mon nom ?
Le ton n’est pas moqueur, presque complice.
– J’ai vu votre site et…
– Tu as déjà été soumis ?
Manquant de s’étrangler, il croasse :
– Non !
– Tu veux donc tenter l’expérience ?
Gabriel en reste interdit. Que répondre ? Son cerveau malmené par la machine à laver n’est qu’un ballot de linge sale.
– Comment t’appelles-tu ?
– Ga… Gabriel.
– Parfait, Gabriel. Aujourd’hui 15 heures, 41 boulevard des Capucines, code C352, 4e droite, dernière porte. Je te garderai une heure, tu me paieras 250 euros. Sois ponctuel, je déteste attendre !
– Mais…
Trop tard. Elle a raccroché.

Des hallebardes tombent du ciel sombre. Courbé sous la tempête, Gabriel dévale le boulevard des Capucines. Il ne pense à rien, pas même à sa femme.
« Vous promettez à Justine fidélité, partage des joies et des peines… »
Il a promis, et alors ? Justine ne souffrirait que de la vérité. Une vérité qu’en bon époux, il se gardera de lui révéler. De toute façon tous les maris trichent un jour avec leur femme, et toutes les femmes un jour avec leur mari. L’entorse, non, la désobéissance aux lois du mariage est inéluctable. Posséder l’autre jusqu’à la moelle, la belle illusion ! Personne ne livre tous ses secrets. De secrets Gabriel n’en aura qu’un. En deux ans d’union, ce n’est déjà pas si mal.
Immeuble haussmannien, porte cochère, digicode. Gabriel évite son reflet dans la glace. Une fois au 4e il essore une mèche ruisselante, s’essuie le visage, inspire un grand coup avant de presser la sonnette marquée d’un A.


Des pas retentissent. Le judas pivote. Gabriel se force à sourire. La présence tapie derrière le battant lui oppose un silence circonspect. Elle le jauge des pieds à la tête, et guère à son avantage. La faute à cette pluie qui a tout gâché.
Gabriel est minable avec ses cheveux trempés, sa veste qui colle à sa chemise qui colle à son torse.
La porte s’ouvre enfin.
Gabriel avance le long d’un couloir désert.
Mais où se cache Alba ?
Un flot de lumières l’éblouit. Il se retourne, pris au piège. Des yeux translucides le transpercent. Immenses, frangés de cils jais, ils ont la couleur d’un lac agité de remous.
Mais quel visage a donc cette femme ?
À présent Gabriel sait. Cette femme a le front haut et bombé. Des sourcils en accents circonflexes. De hautes pommettes de slave. Un menton volontaire adouci d’une fossette. Une bouche longue, sensuelle, aussi charnue qu’un fruit croqué.
Maîtresse Alba a l’air d’un ange tombé du ciel, mais d’un ange de la couleur de sa robe et de ses bottes. Noir.
Sans un mot elle lui ouvre le chemin.
Sans un mot Gabriel la suit.

          Dessin de Manara.
Photos : Dita von Teese par Chas Ray Krider, Dave McKean.

samedi 9 mai 2015

La Caresse en paire de claques- 2

Deux mois plus tôt.

Comme chaque soir lors de ses déplacements professionnels, Justine appelle son mari.
– Tu as prévu un truc ce soir, chéri ?
Comme chaque soir Gabriel répond :
– Non.
Le téléphone raccroché, il dispose une assiette et des couverts au salon. Mais à quoi bon s’embêter avec la vaisselle ? En l’absence de sa femme, prendre ses aises est permis. Pour deux jours ne rien préparer, ne rien prévoir… Le bonheur !
Deux ans plus tôt, sur le parvis de l’église, Justine avait promis :
– La routine ne s’installera pas entre nous, Gabriel.
Les invités les acclamèrent. Leurs ovations grisaient Gabriel tandis que le soleil cuivrait d’or d’impeccable chignon de l’épousée, allumait les faux diadèmes de sa vraie couronne. Heureux, conquis, le plus si jeune marié la crut. Il la croyait moins depuis.
À bas la routine, oui ! Ce soir-là le sage, le mesuré, le docile époux se goinfrera avec les doigts, jettera son costume aux orties et se prélassera en caleçon. Ou sans caleçon du tout. Et quitte à glisser sur la pente de la révolte, il reprendra à sa moitié l’espace qu’il lui cède au quotidien, réquisitionnera son ordinateur, se grisera de sa nuisette sale et reniflera ses collants.
Ce soir-là Gabriel profitera de l’un des rares biens qui ne s’use pas à mesure qu’on s’en sert : la liberté.

Vautré devant la télé, Gabriel engloutit un ragoût à même la barquette. Avec la sauce coule un flot de publicités, d’images bariolées, de répliques sans suite. Un présentateur cuisine une brochette de stars sur le retour. Entre deux pauvres sourires, celles-ci semblent s’excuser d’être là.
Gabriel s’esclaffe en imaginant la moue de Justine. Sa chic épouse ne goûterait ni les grasses plaisanteries ni l’humiliation, c’était certain.
Il va éteindre la télé quand une femme l’arrête. Blonde et menue, elle traverse le plateau à petites enjambées. Qui est-elle ? Gabriel s’en moque. Ce sont ses vêtements qui le fascinent, ou plutôt sa minijupe réverbérant l’éclat des spots. Des sensations d’enfance resurgissent, balayant le présent de leur violence trop longtemps contenue.
Ses bottes de garçonnet. Le contact chaud, presque animal du plastique. Leur caresse le long de ses mollets, leur chuintement lorsqu’il marchait. Le ciré jaune de Marion, son amour de jeunesse. Une fois, une seule, il osa en effleurer la capuche. Marion ne s’aperçut de rien mais Gabriel rétracta ses doigts, brûlé. La brûlure le poursuivit des mois entiers. La nuit il s’imaginait en adoration, humilié, bouche, yeux, corps, âme emplie de cette matière jaune et vivante.
Après Marion vinrent Alice, puis Cécile, puis Sophie, puis d’autres, puis Justine, mais jamais Gabriel n’oublia la fulgurance de sa brûlure. C’était son intensité volée qu’il poursuivait en possédant ses amantes. Soyeuses et parfumées, leurs peaux le gorgeaient d’extase avant de lui laisser un goût amer.
Aucune femme, jamais, n’égala la révélation qui, solaire, illuminait ses souvenirs.

Au salon l’émission poursuit son tapage. Gabriel ne l’entend plus, il contemple la minijupe de la femme. Brillante, éblouissante, porteur de tous les espoirs et de toutes les défaites.
Soudain une matrone brandit un baril de lessive. Que se passe-t-il ? Gabriel actionne la télécommande, jure en vain. Les publicités se fichent bien de sa colère. Il se rue dans le bureau d’Alice, s’empare de l’ordinateur, l’allume. Son cerveau surchauffé réclame des images, beaucoup d’images.
Un pop-up retient son attention. Maîtresse Salomé. Salomé… Le nom roule sur la langue comme du sang et du miel. Plus tapageuse qu’une enseigne de bordel, la mention « Photos exclusives ! » achève de le séduire.
Gabriel clique sur le lien.
Une femme énorme déborde de l’écran. Ses bras ornés de gaze vaporeuse évoquent les jambons suspendus aux étals des boucheries. Loin de l’enchanteresse promise, Salomé est une papillote accouplée à un sapin de Noël. Le dépit manque de précipiter Gabriel au lit.
Une dernière chance, peut-être ? En bas de page, un insert beugle de toutes ses majuscules : nouvelles Dominas sur Paris !
Clic.
Un nom. Alba, aube… La sonorité a des réminiscences de matins vierges, de début du monde, de soleil dans l’eau froide. Gabriel l’effleure. Avec la lenteur des rêves, Alba surgit d’une brume de pixels. Elle a des jambes sublimes, un buste arqué dans un corset, une taille fine qui, sous l’effet conjugué des lacets et des baleines, s’amenuise encore. À son cou un cadenas doré pend tel un trophée.


Encore, encore !
Plein écran. Alba princesse guerrière sanglée de vinyle, femme phallus chevauchant un soumis agenouillé. Alba à la pâleur zébrée d’une robe éclatante. Jaune soleil, comme le ciré de Marion.
Mais quel visage a donc cette femme ?
Gabriel exige de le voir. Maintenant.
Les photos défilent. Alba lovée sur un sofa, le visage dissimulé derrière ses boucles châtain. Alba tête baissée, ses petons cambrés dans des escarpins. Alba complice de l’ombre, Alba et sa cagoule à oreilles de chat…
Mais quel visage a donc cette femme ?
Gabriel se surprend à murmurer son prénom, talisman invoqué pour la faire jaillir du néant.
Mais sourde à son appel, Alba se dérobe.

1re photo : William Wegman ; avant-dernière : Éliane Excoffier ;
dernière : Gilles Berquet.  

jeudi 7 mai 2015

La Caresse en paire de claques -1

Dehors le monde est ordonné comme une rangée de platanes.
Dedans il n’est que chaos.
Dehors souffle une brise de printemps.
Dedans il fait chaud, très. Une étreinte brûlante m’emprisonne, m’oppresse, chauffe mes sensations à blanc. Je hume ma sueur comme un chien reniflerait sa propre odeur. Musquée, forte, mêlée de peur et de désir, elle me dégoûte et me rassure.
– À genoux !
Aveuglé par le bandeau, mains entravées, je m’accroupis. Pas assez vite car elle me gifle à la volée.
- Penché !
J’obéis sur le champ. Elle marque une pause trop brève pour tempérer ma peur, trop longue pour que j’en oublie mon corps. Des flèches de douleur transpercent mes bras, déchiquettent mes épaules, m’égratignent les flancs. Je voudrais résister mais elle est là, à m’épier, avide de sanctionner la moindre faute.
Silence, contrainte et discipline. Je ne peux y déroger.
– À quatre pattes !
J’hésite. Son parfum capiteux frappe mes narines puis mes paumes le sol, amortissant ma chute. Un coup de pied m’a basculé en avant.
– Jambes écartées ! Mieux que ça !
Je rougis d’être ainsi humilié, nu devant elle si habillée. En profitera-t-elle ? Oui, bien sûr, et cette certitude est à la fois supplice et délice.
Alors que le tic-tac de ses talons s’éloigne, je m’inquiète. Combien de temps me laissera-t-elle seul ?
Un, deux, trois…
Cent cinq, cent six, cent sept…
Derrière le bandeau mon sang égrène les secondes. Dans le noir les sens s’affûtent, les sons s’amplifient. Des pas étouffés, le grincement d’un tiroir, le cliquetis d’une chaîne… La scène qui se compose puis se défait me renvoie à mon impuissance.
Où donc est-elle, Alba la blanche ? Elle prend son temps, c’est certain. Elle se joue de moi, c’est évident. Elle manie à la perfection les avant-goûts de mon plaisir, deux fois A, une fois O.
Attente.
Appréhension.
Obéissance.

Voilà qu’elle se met à chantonner. Faux, mais je n’ai pas le cœur à rire. Lorsqu’enfin elle se tait, le silence retombe, opaque. Ma verge mollit. Mes muscles s’ankylosent. L’angoisse monte.
Que me réserve Alba ? Je voudrais rompre mon immobilité forcée, l'injurier, me révolter. Je ne serre que les dents pour mieux l’implorer.
Silence, contrainte et discipline. Je ne peux y déroger.
Je n’y dérogerai donc pas.

Clic, clac. Elle revient. Submergé de gratitude, je rêve de la remercier, de baiser ses bottes, de me meurtrir la langue à ses talons si telle est sa volonté.
Mais non. Sa volonté, c’est de me demander :
- Quelle couleur ?
– Noir, je réponds, ahuri.
– C’est noir que tu les veux ? Parfait.
Le martinet s’abat sur mes fesses. Ses lanières me déchirent. Je viens de comprendre et supplie entre deux coups :
– Pitié ! Rose, rose !
– Trop tard.
Antibiotique !
Brisé dans son élan, le bras s’abaisse. Déçue, peut-être furieuse, Alba me fixe. J’ai prononcé le mot d’arrêt, elle doit s’y plier malgré sa volonté de passer outre.
– Debout !
Je me relève. Les flancs me cuisent, la croupe me brûle mais la douleur n’est rien à côté de la honte. La honte, c’est ma verge ratatinée et la déception de ma Maîtresse.
Elle ôte mon bandeau d’un geste sec. Ses iris remplis de reproches m’obligent à détourner les yeux.
– Rhabille-toi.
Je m’exécute en hâte, jeudi boutonné dans dimanche. De son côté elle compte les billets à voix haute :
– 150, 200, 250… Tout y est.
Je crispe les poings. Questionnerait-elle mon honnêteté ?
La porte ouverte me signifie mon congé. Je la franchis tête basse, salué d’un ironique :
– À jeudi prochain, Gabriel.
Je me retiens de hurler « Non ! ». Un non qui serait un oui, parce que d’Alba je suis déjà prisonnier.
Mais comment en suis-je arrivé là ?

Photos : Robert Mapplethorpe, Chas Ray Krider.

mercredi 6 mai 2015

Madame

Je pense souvent à elle. Des années, des dizaines d'années se sont écoulées mais je pense toujours à elle. 
Madame Rochard fut mon professeur dans un modeste collège de province avant que je ne déménage avec ma mère sur Paris. Le professeur principal de ma classe, aussi. D'une année sur l'autre nous nous retrouvions à l'identique, liés par le choix de l'allemand première langue.
À chaque rentrée le nom de Monsieur Rochard était accolé aux cours de grec, et celui de sa femme à notre classe, pour la français et le latin. De petits soupirs vite réprimés suivaient l'annonce de près. Nos rangs ne comptaient guère de rebelles.
Une seule fois je crois avoir entendu un "Encore ?!". Mais peut-être est-ce ma mémoire qui flanche car moi aussi, à l'annonce de son nom, je pensais "Encore ?!". Tant et si bien qu'au bout de deux ans et demi, je me mis à travailler avec un peu moins d'application.
Ce que Madame Rochard remarqua, évidemment.
Ce dont elle s'ouvrit à mes parents, bien sûr.
Loin de nier ce discret état de fait, ma mère lui répondit :
- Je crois qu'Alda a besoin de changement... Trois années consécutives, c'est, hum, peut-être beaucoup.
Lorsqu'elle me rapporta cette discussion, je fus frappée d'horreur. Comment avait-elle osé parler ainsi à la vénérable Madame Rochard ? Celle-ci n'était-elle pas blessée, furieuse, déçue et même, qui sait, avide de revanche ? Ne s'estimait-elle pas trahie ?
Pas du tout, me rassura ma mère. Ma professeure n'avait que hoché la tête, dit "Je comprends" et promis de se montrer moins exigeante avec moi.
La métamorphose de mon chien en Martien ne m'aurait pas davantage étonnée.

Madame Rochard tint promesse. Et, stupeur, me convoqua même pour me témoigner sa sympathieSon geste me sembla alors relever du prodige. Il aurait aussi stupéfié mes camarades qui, entendant "Mademoiselle, venez me voir à la fin de l'heure !", avaient parié sur une magistrale engueulade. 
Mon professeur ne changea rien d'autre, à commencer par son maintien impeccable. Son strict brushing disciplinait toujours ses cheveux teints en blond paille. Son maquillage était toujours discret, ses bijoux assortis, ses tailleurs sombres de bonne facture, ses talons carrés.
Sa silhouette resta mince, osseuse, presque maigre. Mon ancienne professeure combattait la mollesse de tous ses pores. En elle peu de douceur mais la raideur d'une autre génération, d'un autre temps.
La vieille école, comme on dit. Et vieille, Madame Rochard l'était déjà à mes yeux d'enfant, avec son visage ridé et ses mains tavelées.
Les yeux, justement. Les siens étaient d'un bleu limpide, éclatant, superbe. Un bleu implacable à vous foudroyer d'un regard, un bleu à vous escamoter sous le plancher.

Madame Rochard pensait, j'en suis certaine, que la façon de se tenir reflète l'éducation mais surtout la force d'âme. Pour témoigner de la sienne elle gardait en toute circonstance le dos droit, la tête et le menton haut.
Altière, oui, d'une supériorité que personne ne se serait aventuré à lui disputer.
Pas du genre à s'autoriser la moindre familiarité, elle avait les manières fermes et la démarche énergique, comme un général à l'oeuvre au champ de bataille.
Sa voix portait fort et loin. Il le fallait pour réveiller les endormis du dernier rang. 
Maîtresse-femme, dragon... Madame Rochard était sans doute tout cela, ce qui ne m'empêchait pas de l'aimer. Sauf que cet amour, je ne le compris que plus tard, lorsque je ne la craignais plus.

Les méthodes d'éducation de Madame Rochard feraient hurler les parents d'aujourd'hui. Une fin de journée, en réplique à un léger brouhaha, elle nous menaça "d'un contrôle si difficile que seuls les meilleurs éléments pourraient s'en sortir".
Le silence se fit sur le champ.
Madame Rochard était aussi élitiste que partiale. Sa préférence pour les élèves doués était visible, les noms de ses chouchous évidents.
J'étais l'un d'eux. Sa préférée, même, avec mes lunettes et ma frange de petite fille modèle.
Ainsi me gratifiait-elle de menus avantages. Une attention soutenue. Un compliment. Un point en plus sur une rédaction. L'honneur d'être choisie pour porter un mot dans la classe voisine. Petits riens qui à cet âge font la différence tant se sentir encouragé et même spécial est essentiel.

Pour nous inculquer la conjugaison, Madame Rochard ouvrait ses heures de classe par le rituel de la demi-copie, nom complet en haut à droite, deux ligne sautées, cinq lignes numérotées en ras de marge pour une note sur cinq.
Au bout de quatre contrôles on arrivait à vingt, et rebelote.
"Verbe apprendre, passé simple, 3e personne du singulier.
Verbe traire, imparfait, dernière personne du pluriel..."
Les indications se succédaient, rapides, et notre professeure n'aimait pas se répéter.
Elle ne se doutait pas que moi, la forte en grammaire si souvent citée en exemple, je copiais sur mon voisin de devant. Alain Deux, un sérieux compétiteur qui me surclassait en maths, fil de fer à lunettes que la classe appelait pour rire "Alain Trois". Mais il est aussi possible qu'elle s'aperçût de mon manège, auquel cas elle fit mine de l'ignorer. Me sanctionner lui aurait sans doute trop coûté.

Je dois énormément à Madame Rochard. C'est elle qui a en partie forgé mon esprit, m'a inculqué la rigueur, le goût comme la nécessité du travail bien fait et consolidé mon assise en français. Elle alimenta aussi ma passion pour la lecture, me conseilla des ouvrages que sans elle, je n'aurais jamais ouverts.
Mes parents n'étaient ni des intellectuels ni de grands lecteurs.
À mon installation à Paris, je pensais ne jamais la revoir. Elle appartenait à un passé de plus en plus ancien, bel et bien révolu.
Je me trompais.

Le jour de l'enterrement de ma mère, ma petite église d'enfance était comble. J'ai remonté la travée derrière son cercueil, chancelante, sans rien distinguer autour de moi, prononcé un hommage étranglé et serré des mains, des dizaines de mains.
L'une s'est tendue, fragile, osseuse, marquée de taches brunes. J'ai levé les yeux. Plongé, sous le bord d'un large chapeau, dans un regard bleu limpide assombri de chagrin.
Madame Rochard était là.
Vingt ans avaient passé. Des rides profondes, impitoyables, avaient beau marquer son visage, je l'ai reconnue sur le champ. Je balbutiai son nom, stupéfaite, touchée aux larmes par sa présence, ahurie de la voir se tenir devant moi, toute droite dans sa robe de deuil, si frêle que la moindre bourrasque l'aurait emportée.
Elle s'excusa de l'absence de son mari. Il était malade, très, mais elle avait malgré tout tenu à venir. Je faillis éclater en sanglots. Mon ancienne professeure aurait voulu me soutenir avec lui, Monsieur Rochard que je ne connaissais pas. De lui je ne gardais que quelques images d'enfance, un petit homme au crâne chauve, chic et un peu guindé dans ses costumes.
Nous eûmes à peine eu le temps de nous parler. Le brouillard m'enveloppait et il y avait déjà d'autres mains à serrer, d'autres condoléances à recevoir.
Lorsque le cortège se dirigea vers le cimetière, Madame Rochard avait disparu.

Madame Rochard m'avait laissé sa carte de visite. J'aurais dû lui écrire, au moins pour la remercier. Je ne l'ai pas fait. Je ne l'ai fait pour personne. Trop de chagrin.
Pour elle je m'en veux, beaucoup. Mes pensées me ramènent souvent à elle, presque chaque jour lors de certaines périodes. Je repense à son geste si généreux, à ses cours de français-latin dans le modeste collège de province, à son influence sur celle que je suis devenue.
Je me reproche mon silence comme la pire des impolitesses, une presque trahison. J'en ai honte.
Voilà des années que je songe à la retrouver. J'aimerais lui écrire, à cette femme qui a tant compté, lui dire ce qu'elle a représenté pour moi.
Une autre raison, aussi : je voudrais lui dédicacer un ouvrage, et je voudrais qu'elle le sache. Inscrire son nom en page de garde est ma façon de lui rendre hommage, d'honorer les graines qu'elle a semées en moi, de la faire vivre dans des foyers aux quatre coins de la France, sur les rayons d'une bibliothèque.
Quelle meilleure place pour elle ?
Davantage que les autres, c'est cette raison qui me pousse aujourd'hui à ne plus différer mon projet. Voilà des années que mes peurs me bloquent : peur de la déranger ; peur de lui paraître ridicule ; peur de ne savoir que lui dire au téléphone ; peur d'apprendre qu'elle est morte ; peur qu'elle ne se souvienne plus de moi ; peur qu'elle ait perdu la tête comme ma grand-mère car elle est très âgée, sans doute proche des 90 ans...
Peur, peur, peur, des peurs qu'il est plus que temps de surmonter malgré la peur, encore, de ne pas retrouver sa trace. Malgré celle, hélas probable, d'apprendre qu'il soit trop tard.
Tant pis. L'action et la certitude valent mieux que l'interrogation perpétuelle.
Mes appels d'hier n'ont rien donné. Je n'ai eu que des répondeurs, une ligne suspendue et une interlocutrice sans lien de parenté avec mon ancienne professeure.
Je réessaie ce week-end. Le week-end, les gens sont plus souvent à la maison.
Et j'espère, oui, fort, que Madame est au bout du chemin.



Photos : portrait de Katharine Hepburn par Richard Avedon ;
L'école : Robert Doisneau ; La femme-arbre : Veruschka par Holger Trülzsch ;
dernière photo de John Gutmann.