samedi 9 mai 2015

La Caresse en paire de claques- 2

Deux mois plus tôt.

Comme chaque soir lors de ses déplacements professionnels, Justine appelle son mari.
– Tu as prévu un truc ce soir, chéri ?
Comme chaque soir Gabriel répond :
– Non.
Le téléphone raccroché, il dispose une assiette et des couverts au salon. Mais à quoi bon s’embêter avec la vaisselle ? En l’absence de sa femme, prendre ses aises est permis. Pour deux jours ne rien préparer, ne rien prévoir… Le bonheur !
Deux ans plus tôt, sur le parvis de l’église, Justine avait promis :
– La routine ne s’installera pas entre nous, Gabriel.
Les invités les acclamèrent. Leurs ovations grisaient Gabriel tandis que le soleil cuivrait d’or d’impeccable chignon de l’épousée, allumait les faux diadèmes de sa vraie couronne. Heureux, conquis, le plus si jeune marié la crut. Il la croyait moins depuis.
À bas la routine, oui ! Ce soir-là le sage, le mesuré, le docile époux se goinfrera avec les doigts, jettera son costume aux orties et se prélassera en caleçon. Ou sans caleçon du tout. Et quitte à glisser sur la pente de la révolte, il reprendra à sa moitié l’espace qu’il lui cède au quotidien, réquisitionnera son ordinateur, se grisera de sa nuisette sale et reniflera ses collants.
Ce soir-là Gabriel profitera de l’un des rares biens qui ne s’use pas à mesure qu’on s’en sert : la liberté.

Vautré devant la télé, Gabriel engloutit un ragoût à même la barquette. Avec la sauce coule un flot de publicités, d’images bariolées, de répliques sans suite. Un présentateur cuisine une brochette de stars sur le retour. Entre deux pauvres sourires, celles-ci semblent s’excuser d’être là.
Gabriel s’esclaffe en imaginant la moue de Justine. Sa chic épouse ne goûterait ni les grasses plaisanteries ni l’humiliation, c’était certain.
Il va éteindre la télé quand une femme l’arrête. Blonde et menue, elle traverse le plateau à petites enjambées. Qui est-elle ? Gabriel s’en moque. Ce sont ses vêtements qui le fascinent, ou plutôt sa minijupe réverbérant l’éclat des spots. Des sensations d’enfance resurgissent, balayant le présent de leur violence trop longtemps contenue.
Ses bottes de garçonnet. Le contact chaud, presque animal du plastique. Leur caresse le long de ses mollets, leur chuintement lorsqu’il marchait. Le ciré jaune de Marion, son amour de jeunesse. Une fois, une seule, il osa en effleurer la capuche. Marion ne s’aperçut de rien mais Gabriel rétracta ses doigts, brûlé. La brûlure le poursuivit des mois entiers. La nuit il s’imaginait en adoration, humilié, bouche, yeux, corps, âme emplie de cette matière jaune et vivante.
Après Marion vinrent Alice, puis Cécile, puis Sophie, puis d’autres, puis Justine, mais jamais Gabriel n’oublia la fulgurance de sa brûlure. C’était son intensité volée qu’il poursuivait en possédant ses amantes. Soyeuses et parfumées, leurs peaux le gorgeaient d’extase avant de lui laisser un goût amer.
Aucune femme, jamais, n’égala la révélation qui, solaire, illuminait ses souvenirs.

Au salon l’émission poursuit son tapage. Gabriel ne l’entend plus, il contemple la minijupe de la femme. Brillante, éblouissante, porteur de tous les espoirs et de toutes les défaites.
Soudain une matrone brandit un baril de lessive. Que se passe-t-il ? Gabriel actionne la télécommande, jure en vain. Les publicités se fichent bien de sa colère. Il se rue dans le bureau d’Alice, s’empare de l’ordinateur, l’allume. Son cerveau surchauffé réclame des images, beaucoup d’images.
Un pop-up retient son attention. Maîtresse Salomé. Salomé… Le nom roule sur la langue comme du sang et du miel. Plus tapageuse qu’une enseigne de bordel, la mention « Photos exclusives ! » achève de le séduire.
Gabriel clique sur le lien.
Une femme énorme déborde de l’écran. Ses bras ornés de gaze vaporeuse évoquent les jambons suspendus aux étals des boucheries. Loin de l’enchanteresse promise, Salomé est une papillote accouplée à un sapin de Noël. Le dépit manque de précipiter Gabriel au lit.
Une dernière chance, peut-être ? En bas de page, un insert beugle de toutes ses majuscules : nouvelles Dominas sur Paris !
Clic.
Un nom. Alba, aube… La sonorité a des réminiscences de matins vierges, de début du monde, de soleil dans l’eau froide. Gabriel l’effleure. Avec la lenteur des rêves, Alba surgit d’une brume de pixels. Elle a des jambes sublimes, un buste arqué dans un corset, une taille fine qui, sous l’effet conjugué des lacets et des baleines, s’amenuise encore. À son cou un cadenas doré pend tel un trophée.


Encore, encore !
Plein écran. Alba princesse guerrière sanglée de vinyle, femme phallus chevauchant un soumis agenouillé. Alba à la pâleur zébrée d’une robe éclatante. Jaune soleil, comme le ciré de Marion.
Mais quel visage a donc cette femme ?
Gabriel exige de le voir. Maintenant.
Les photos défilent. Alba lovée sur un sofa, le visage dissimulé derrière ses boucles châtain. Alba tête baissée, ses petons cambrés dans des escarpins. Alba complice de l’ombre, Alba et sa cagoule à oreilles de chat…
Mais quel visage a donc cette femme ?
Gabriel se surprend à murmurer son prénom, talisman invoqué pour la faire jaillir du néant.
Mais sourde à son appel, Alba se dérobe.

1re photo : William Wegman ; avant-dernière : Éliane Excoffier ;
dernière : Gilles Berquet.  

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