samedi 12 septembre 2015

L'essence de la vie

Il y a tous ces visages qui m'obsèdent. Ces visages aperçus dans le métro ou croisés dans les rues, ces visages sans âge, défaits, ravagés par la fatigue, le désespoir et la misère, par la folie parfois.
Une femme brune, la quarantaine abîmée, qui errait avec sa valise place de Ménilmontant. Ses yeux étaient un uppercut vibrant de haine, un bloc de colère brute digne de Tuer ou être tué. J'ai tourné le regard et les talons, mais pas assez vite.
Elle m'a frappée dans le dos en hurlant :
- Laissez-moi tranquille !
Deux hommes furent témoins de la scène. Effarés, ils se regardèrent. Allaient-ils intervenir ? Je les dissuadai d'un "Laissez, elle n'est pas bien..." avant de m'engouffrer dans la station de métro.
Choquée, mais à l'abri.
Les paroles de mon ami Siméon sur les vacances des hôpitaux psychiatriques prirent alors tout leur sens.

Place du Colonel Fabien un vieillard au regard perdu échoué sur un banc, une mamie à ses côtés. Son épouse ou une compagne d'infortune ? Eux m'ont regardée passer comme une extraterrestre, le pas fringant dans mes bottes, comme si je détenais, moi, une recette qu'ils ne possédaient plus.
De Couronnes à Jaurès, un ouvrier au visage marqué de cernes si profonds qu'on aurait pu les découper selon les pointillés. Digne dans son épuisement, il oscillait debout, prêt à chuter au moindre cahot. Nous nous sommes observés sans sourire, longtemps. Peut-être ne parlions-nous pas la même langue. Peut-être tous les mots avaient-ils été dits.
Dans la borne Autolib' du boulevard, un SDF que je n'ai vu qu'endormi, engoncé dans des couvertures de fortune. Il a la peau charbon, un blouson déchiré et un bonnet enfoncé sur le crâne jusqu'aux sourcils.
Lui, ce n'est pas son visage qui m'a frappé. Ce sont ses pieds nus et exposés, fragiles, avec leur plante qui dessine deux auréoles pâles sur la nuit. Mais pourquoi n'a-t-il pas de chaussettes ?

Tous ces visages me ramènent aux paroles de Siméon alors qu'une après-midi entière, je lui parlais du BDSM. Apparemment il n'y a aucun lien. Si, pourtant.
Je racontais à mon ami les hommes tenus en laisse, rampant comme des chiens dans la poussière.
Ceux qui réclament des insultes, des brimades, des claques, et se délectent de leur humiliation.
Ceux qui aiment être attachés puis battus, rudement, avant d'être brûlés à la cire. 
Ceux qui veulent faire le ménage chez leur Maîtresse, ranger son bordel et récurer ses toilettes.
Ceux qui veulent être transformés en montures, en putes ou en meubles, puis être oubliés dans un coin du salon.
Ceux qui veulent être piétinés dans un vertige de talons, cuisses, ventre, poitrine bleuis de fers d'escarpins.
Ceux qui sont prêts à payer pour tout ce que les autres, les "gens normaux" comme on dit, paieraient pour éviter.
À l'autre bout du fil Siméon avait marqué une pause avant de conclure :
- Au fond, ce que veulent les soumis, c'est ce que nous voulons tous, ce qui nous fait exister et nous maintient en vie. De l'attention.

Photos René Maltête et Horst P. Horst.

6 commentaires:

  1. De l'attention, exister aux yeux d'autres, même des tortionnaires. Etre assuré que l'on est toujours sur le bateau et pas seul au milieu de la mer. Le parallèle est osé, mais juste.
    Tu as toute mon attention.

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    1. Merci beaucoup, Coldbear ! Juste précision sur ton commentaire : ce qui différence les tortionnaires du BDSM est une notion fondamentale, celle du consentement. A mes yeux le BDSM est et reste un jeu librement accepté et voulu, même s'il touche à des zones profondes de soi, des deux côtés du manche (du martinet). Ce n'est peut-être pas assez évident dans mes textes, mais c'est essentiel.
      Alda attention maximum.

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  2. J'avais lu cela, un jour. Quelqu'un qui faisait un parallèle entre les étrangetés de la soumission et la demande désespérée d'attention. Depuis que je l'ai lu, cela m'accompagne, souvent, lorsque je creuse dans ces choses là, ou dans d'autres. Obtenir l'attention d'autrui, obtenir d'autrui l'acceptation inconditionnelle de ses vices, interagir avec des inconnus, dénuder ses obsessions...étaler ses vices ou juste aimer l'odeur de la pisse....Ce n'est pas désagréable d'écouter les autres raconter, comparer, défendre, confronter ces choses si intimes, si inconciliables, si incomparable, et que dire quand l'amour s'en mêle.

    Et plusieurs fois, l'impression que j'ai eue, quand j'entends des gens parler des vices des autres, expliquer les vices des autres, c'est que ce qu'ils disent en dit plus long, beaucoup plus long sur eux que sur les autres.

    Un avis en abyme

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    1. Tu as absolument raison. Le plus rare me semble "l'inconditionnalité", surtout quand le désir de l'autre, sa demande d'attention, touche nos limites à nous. Le partage n'est pas inconditionnel, mais l'écoute peut l'être, a fortiori lorsque l'amour s'en est mêlé. Ou sans doute "juste" la bienveillance. Bienveillance... Voilà un mot qui m'accompagne beaucoup en ce moment.

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  3. Quelle merveilleuse conclusion, belle comme la vérité

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    1. Merci Equilibre ! Elle est sortie toute nue d'un puits, comme la fée électricité !

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Maintenant, à vous !