jeudi 3 septembre 2015

Tuer ou être tué

Il dit que c'est no limit. Qu'on n'est pas là pour être gentil parce que son atelier s'appelle, après tout, Délices du Mal. Lui-même ne se présente d'ailleurs pas comme gentil. Il se présente comme un enculé à la voix de stentor, un maître de cérémonie qui ne compte pas mâcher ses mots et hurle Shut up! l'index pointé sur une poitrine ou un visage.
Il dit que le mal peut être jouissance. Que la jouissance peut prendre source dans les zones noires de la psyché. Qu'il y a un plaisir, obscur, à faire le mal et un, pervers, à faire mal. Et qu'aujourd'hui, scande-t-il, c'est no limit. Parce que ce même atelier qu'il a animé la veille, il était gentil et que la gentillesse, c'est bien mignon mais ça fait chier.
Je pense à ce Suisse victime la veille de tant de gentillesse. À la morsure rouge et enflée qui orne encore son avant-bras. "Une fille qui m'a sauté dessus", m'a-t-il expliqué en haussant les sourcils. Avec l'autre qui l'avait étranglé par-derrière, ça faisait deux.
Il en riait, le Suisse, et sans doute un peu jaune.
Il n'avait pas vraiment compris le but de l'atelier. Il ne me le recommandait pas vraiment non plus, sauf peut-être "pour voir, à défaut d'autre chose". À chacun de se faire sa propre opinion, après tout.

D'opinion, le maître en a une : chacun est responsable de soi-même. No limit ne signifie pas que de limites, nous n'en avons aucune pour notre personne. Nous sommes donc libres, à tout moment, de dire stop et même de quitter la pièce.
La pièce, justement. Une salle de danse surchauffée dans un sous-sol sans fenêtres, au remugle de moisi et à l'air vicié de sueur. Dedans, une quarantaine de corps, d'esprits et de consciences. Rétifs, moqueurs, fébriles, fâchés. Certains seront éjectés par le maître des lieux alors que d'autres sortiront de leur plein gré, en colère ou en larmes.
Les autres resteront par plaisir ou masochisme. Pour l'expérience de ce qui se joue là, parce que la machine est lancée et que son train d'enfer interdit la fuite. Par curiosité, aussi. No limit, ça s'arrête où ?

Le maître dit de former deux cercles, un plus petit à l'intérieur du plus grand. Les quarante corps s'exécutent et se font face, deux à deux. Aucun geste ne doit être esquissé, aucun mot prononcé. Le point de contact, c'est les pupilles, la fragile passerelle du regard qui nous lie, humains, puis qui nous sépare sur un ordre :
- Un pas sur la gauche !
Les cercles tournent comme des mécanismes d'horloge. De nouveaux couples se forment sur un hasard.
Face à moi, une femme blonde, fluette, une que je croiserais dans le métro sans même la remarquer. Je n'ai pas à basculer le cou, nous sommes de la même taille. Nous nous figeons sans sourire, le buste droit, les bras le long du corps.
Ses yeux noisette plongent dans les miens à l'horizontale, deux jets projetés vers mes pupilles.
- Maintenant, dit le maître, imaginez que l'autre en face de vous est l'Ennemi. Il vous veut du mal. Il veut vous torturer. Il veut vous tuer. Et vous aussi, vous voulez le tuer.
Ses mots étonnent. À ma gauche quelqu'un lance une plaisanterie. Une fille rigole.
- Qui a ri ? s'insurge le maître.
Une main se lève.
- Sors de mon atelier ! Tout de suite !
Un silence glacé retombe sur l'assistance. La fille obéit. La porte claque sur ses pas. Son vis-à-vis reste seul, longue silhouette arc-boutée face au vide.
Qui haïr lorsqu'il n'y a plus personne ?
Le maître se glisse dans l'espace vacant pour reprendre d'une voix lente :
- Tuer ou être tué, c'est la consigne. Tuer ou être tué.

Tuer ou être tué.
Les yeux de la femme s'arriment à nouveau aux miens. Leur expression a changé dans son visage impassible.
Une boule dure palpite dans mon ventre. Mon regard est un bloc brut, une tenaille à clous, un fil mordant de rage et de haine qui pénètre, découpe, dissèque la matière molle de mon ennemie.
Sale pute. Connasse.
Mains, pieds, poings, coudes, genoux, mon regard la renverse, lui brise la nuque, lui pulvérise les entrailles, répand sa merde et son sang dans lesquels je me vautre, victorieuse et comblée. 
Connasse. Salope. Crève.
Face à moi les paupières se ferment et s'ouvrent, très vite. Le corps fluet vacille. Le ventre se gonfle, la poitrine se dilate, la gorge s'écarte, béante, jusqu'à l'étouffement.
La vie de ma meurtrière coule par ses yeux. Elle respire fort, très fort, si fort que son voisin, interloqué, tourne la tête.

- Un pas sur la gauche !
Impair et manque. Je me retrouve face au maître, à ses yeux dont j'oublie la couleur derrière ses lunettes. Bleu, marron, noir ou vert, la haine n'a pas de nuance. Je m'attends à un choc, à un combat qui me videra à mon tour de ma substance, à la rencontre du Mal à l'état brut
Le choc attendu ne vient pas.
Dans les yeux qui m'étreignent ni méchanceté ni colère, mais quelque chose de beaucoup plus perturbant.
De la naïveté. De la douceur.
Non, pire. De la tendresse

Photo de Frank Horvat.
Dernière toile d'Istvan Sandorfi.

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