lundi 10 novembre 2014

Des Racines et des ailes -Fin


Je me ruai dans l'escalier, dans la rue, sur le boulevard, enfilai mon manteau en chemin et pestai. Aucune chance d'être à l'heure pour mon dernier rendez-vous avec Racine.
J'arrivai en sueur au cabinet. Mon psy m'attendait, un peu étonné de mon retard, peut-être soulagé. Avait-il cru à une défection ?
Nous fîmes comme promis le bilan. Lui attentif, moi aussi guillerette qu'émue. Une page se tournait. Cette petite pièce blanche dépositaire de tant de confidences, sa lumière tamisée et son odeur d'huiles essentielles, c'était terminé.
Encore dix minutes et je partirais affronter le grand monde sans béquilles, plantée sur mes deux pieds, riche d'un long travail et sans doute apaisée, plus forte, moins écorchée.

Ce n'est qu'au moment de régler la séance que mon sang se glaça.
Je n'avais pas d'argent.
L'embarras m'empourpra les joues. Comment était-ce possible ? "Mais comment t'as donc fait ton compte ?", aurait dit ma mamie.
Je me revis ouvrir mon portefeuille chez moi. Me promettre de passer au distributeur. Traîner pour me préparer. Cavaler le long des immeubles, traverser les rues au feu vert, zigzaguer entre les voitures, passer devant plusieurs banques sans ralentir.
J'avais oublié. Le trou noir. La honte.
- Je... Je... je ne peux pas... vous payer... maintenant, balbutiai-je. Pardon, je suis désolée.
Racine se carra dans son fauteuil. Il avait l'air amusé, la mine gourmande d'un chat tombé dans le pot de crème d'un splendide acte manqué.
- Comment interpréteriez-vous votre geste, Mademoiselle ? Dois-je en déduire que vous ne souhaitez pas vraiment mettre un terme à votre thérapie ? Oublier l'argent aujourd'hui, cela signifie en effet me le donner la semaine prochaine, à notre heure habituelle.
Je repoussai ma réponse spontanée, trop rude à mon goût :
"Non, cet oubli signifie la fin de notre travail. J'ai l'impression que le solde de mon compte, c'est zéro."
Pas question que Racine ne se sente d'une manière ou d'une autre offensé.
- Je vais tout de suite au distributeur et je reviens dans dix minutes, proposai-je.
Mon psy accepta-t-il ma proposition ? Je ne sais plus. Peu probable, car dix minutes plus tard, il recevait un autre patient. Mais notre dernière séance ne resta pas impayée, bien sûr.
On se devait un "solde de tout compte", n'est-ce pas ?

Un an plus tard un magazine me contacta pour un article. C'était mon premier, une commande aussi souhaitée que redoutée. À ne pas rater, sous peine de ne pas faire de vieux os dans la profession.
Le sujet, je m'en souviens encore : les enfants et le rapport au temps. Voilà qui me parut difficile, quasi insoluble. L'aide d'un professionnel s'imposait, et vite.
J'essayai de contacter les stars de la profession, ces psys qui s'affichent à la télé et dans les journaux, dont les coordonnées m'avaient été données par le magazine.
Impossible, ils étaient surchargés.
La solution s'imposa, évidente : Racine. Pourquoi ne pas avoir pensé à lui plus tôt ?
Je lui téléphonai, lui expliquai mon projet.
- Intéressant... Mais un peu délicat, aussi, vu que vous étiez ma patiente. J'y réfléchis et je vous rappelle, d'accord ?
- D'accord.
Ce fut oui.

Je retournai à son cabinet comme en pèlerinage, m'installai comme autrefois dans la salle d'attente, sur les coussins, guettai comme autrefois l'escalier vide. Racine apparut, me serra chaleureusement la main, m'escorta jusqu'à sa petite pièce.
L'odeur d'huiles essentielles me submergea. Le mobilier n'avait pas changé. Souvenirs, souvenirs.
Je m'assis sur "ma" chaise, sortis une feuille et un crayon. 
- Comment vous portez-vous, Mademoiselle ?
Je dis "Bien, merci", osai un "Et vous ?". Étrange de le revoir dans ce contexte, d'égale à égal, pour une interview calibrée comme une séance. Une fois notre entretien terminé, je ne m'attardai pas. Des patients attendaient leurs tours. 
L'article fut accepté sans guère de corrections. J'en envoyai un exemplaire à Racine. Il en fut satisfait, moi ravie.

Je pensais en avoir fini avec la thérapie. Je me trompais. Une avalanche emporta ma mère. Sa mort soudaine me terrassa, KO debout, seule au milieu de mes ruines.
Je rappelai Racine. Conscient de l'urgence, il me débloqua un rendez-vous dans la semaine.
Des années plus tard, ma meilleure d'alors m'avouerait :
- Chaque jour j'avais peur pour toi, peur que tu fasses une connerie. J'ai su que tu t'en tirerais le jour où tu as revu ton psy. Tu n'imagines pas combien cette décision m'a soulagée...
J'acquiesçai, pensive, me rappelant mes séances d'alors. Après les classiques entretiens en face à face, Racine décida de passer au divan.
Pourquoi exactement ? Je l'ignore.
Cette nouvelle donne inaugura ce que j'appelais les "séances Pavlov". À peine allongée, je pleurais. Des torrents de larmes qui baignaient mes souvenirs, ma culpabilité, ma certitude d'être orpheline, l'appartement déserté de ma mère et le tri de ses biens.
Étendue, j'étais face au plafond, face à la perte d'un être adoré, à l'injustice, à l'incompréhension et à la révolte. Face à moi-même, en somme. Le ciment fissuré n'offrait aucune échappatoire, la peinture, trop blanche, aucune solution. Je m'enfonçais dans ma conscience, voyage intérieur qui me laissait exsangue.
Le visage ouvert de Racine, ses bons yeux attentifs derrière ses lunettes n'étaient plus là pour me rattraper. Mon psy me secondait, pourtant. Ses approbations rythmaient mes mots, sa voix apaisante jetait un baume sur mon chagrin.
Les sanglots avaient beau ne pas diluer la douleur, ils me permirent peut-être de ne pas m'y noyer. Le travail des larmes dura deux ans, jusqu'à mon périple en Chine. Je connaissais déjà l'Inde, la Thaïlande, le Cambodge. Pour vadrouiller deux mois sac au dos, il me fallait un vaste territoire.
Pour clôturer notre dernière séance, Racine me lança dans un sourire malicieux :
- Xiexie !
Merci ? Je le fixai, ébahie. Parlait-il chinois ?
- Je l'apprends. Moi aussi je compte partir en Chine. Bon voyage, Mademoiselle !
Sur le pas de la porte, nous convînmes que je le rappellerais à mon retour.

J'atterris à Beijing en mars 2007, un an avant les Jeux Olympiques. Le choc. Il faisait encore froid, personne ne parlait anglais. On m'avait prévenue mais je n'avais pas voulu le croire. Du moins pas à cette échelle.
J'achetai un manteau fourré, un pull, des gants et tentai de me débrouiller.
Une fois hors de l'hôtel, je me perdais. Mon piteux sens de l'orientation ajouté à ma non-maîtrise de la langue transformaient chaque journée en immense jeu de piste.
Je dormais à la fauchée, en dortoirs. J'achetais mes billets à la gare, balbutiant des phrases tirées de mon guide de conversation. Je prenais des bus, des trains en doutant d'arriver à bon port. Je demandais mon chemin dix fois par heure.
Voyageuse et libre, oui, mais totalement dépendante.
Les Chinois me semblèrent rudes. Beaucoup me bousculaient sans s'excuser. Certains m'écartaient d'un geste méprisant dès que je leur adressais la parole. D'autres feignaient de ne pas me voir pour s'enfuir plus vite.
Ils avaient honte, sûrement, de ne pas maîtriser l'anglais. Montrer leur ignorance revenait à perdre la face.
Heureusement il y avait les autres, ceux qui me souriaient et qui, même sans me comprendre, désiraient m'aider. Ces paysannes qui me servaient des repas et me regardaient manger. Ces ouvriers sur un ferry qui, après m'avoir examinée en bête curieuse, me payèrent à boire. Cette étudiante de Nankin qui m'invita à dormir chez elle, à l'université. Ce petit réparateur d'électronique qui s'acharna sur mon IPod pour lui rendre vie.
Sans musique et sans livres, j'étais foutue.
Je traversai le pays au ras de terre, en horizontale et en diagonale. Loin de tout, et surtout du petit cabinet de Racine.
Plus que nul autre, ce voyage m'apprit à compter sur moi-même. Il me confronta à mes peurs, à la solitude, à l'ennui, à la frustration, à l'échec. J'en revins sur les rotules mais retrempée.
Je ne rappelai pas Racine.

Une après-midi mon téléphone sonna.
- Mademoiselle ?
Je reconnus tout de suite sa voix. Profonde, posée, rassurante, elle n'avait pas changé. Elle me trouva saisie, un peu honteuse. J'étais censée rappeler mon psy pour reprendre nos séances. Et à force de repousser, je ne l'avais pas fait.
- Je me demandais... dit-il. Vous allez bien ?
- Oui !
Je tentai de lui expliquer ma défection. Je m'embourbai. Racine parti d'un petit rire.
- Pas d'inquiétude, je comprends. Il n'y a aucune obligation à poursuivre votre thérapie. Mais comme je n'avais pas de vos nouvelles, je commençais à m'inquiéter... Me voilà rassuré, merci.
Je raccrochai, émue.
La voix de Racine, je ne l'ai plus jamais entendue.

Chaque patient, je crois, souhaite être spécial aux yeux de son psy. Aucun n'a envie de se résumer à un nom accolé à des problèmes ou à une pathologie.
J'ignore si j'ai été spéciale aux yeux de Racine. J'ai la prétention de penser qu'un peu, peut-être. Bien que restant chacun à nos places, nous avions une rare connivence mêlée d'humour, un vrai plaisir à échanger.
Racine m'a donné beaucoup. Sa générosité m'a touchée au coeur, sa bienveillance soutenue dans les heures noires.
À mes yeux, il restera spécial, un homme que j'aurais souhaité côtoyer dans ma vie et même compter parmi mes amis. J'ai plusieurs fois songé à lui écrire pour lui faire un signe, lui dire quel drôle de cours avait pris ma vie, combien la femme si torturée de jadis s'est apaisée. Pas le bonheur, un mot trop gros et un état trop transitoire, mais quelque chose qui souvent y ressemble.
Grâce à lui, un peu.
Peut-être est-il temps de rédiger ma lettre.

Photos : Thomas Barbey, Paul Villinski, Neville Colmore, Elmer Batters.

10 commentaires:

  1. Quelle était ta question déjà? Si toutes ces choses pouvaient trouver un intérêt aux yeux de lecteurs?
    Moi je ne suis pas sûre du tout que les gens qui te lisent restent longtemps de simple lecteurs. Il deviennent vite des partageurs, des compreneurs, des larmeurs, des interrogateurs. Certains doivent avoir envie de devenir des câlineurs, des petites, des grandes ou des âmes sœurs, et peut être même, comme dans ton récit (ne le corrige surtout pas si c'est une belle erreur) ta meilleure.

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    1. Un immense merci, Mars.
      Tu as raison : au fil du temps, certains habitués sont devenus davantage que des lecteurs. Le partage nous a changés en amis, en confidents, presque en âmes soeurs. J'ignore si c'est de la chance, le hasard n'a sûrement que peu à voir dans ces amitiés, mais je m'en réjouis. Elles me sont précieuses, surtout en vivant si loin. Puis partager est un des buts de la vie, non ? Si ce n'est l'ultime, d'ailleurs...
      Plein de pensées d'ici.

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  2. Magnifique Alda;-) You just made me call my mum and tell her how much I miss her and love her to the deepest. Thank you xx Céline

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    1. Mais de rien, ma belle ! Tu as eu bien raison d'appeler ta maman. C'est essentiel de dire à nos proches qu'on les aime, et à quel point on les aime. On a d'habitude tendance à le garder pour soi, sans doute par pudeur... Mais c'est si bon, d'être impudique. :)

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  3. Ces 2 billets feraient déjà un bon début à cette lettre. Surtout l'avant dernière phrase, un aveu rare chez toi, très retenu, à la limite du paradoxe dans sa non définition, puisque tu oses le mot "bonheur", l'écartes aussitôt, mais le rappelles dans le même temps. Car qu'est le bonheur quand il ressemble à ce qu' il est ? Comme aurait dit Coluche "Je pose la question "

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    1. Cher Slev,
      il y a en effet des mots qui me trouvent avare, comme si les dire pouvait porter malheur ou amoindrir la félicité. Un peu superstitieuse (très ?) , Alda...
      Le projet d'écrire cette lettre me travaille, je commence à penser à son contenu, à écrire des bouts de phrase dans ma tête... Et vu que je suis bavarde, c'est une demi-encyclopédie que Racine risque de recevoir !
      Tu as raison, ces deux billets seraient une bonne introduction. Je me dis que je vais les lui imprimer pour les joindre à mon envoi. Je vous tiendrai au courant. Mais auparavant, vite écluser la pile de commandes qui embouse mon bureau !

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  4. Il est temps de rédiger cette lettre, oui.
    Quand j'avais 16 ans, j'ai eu un prof d'espagnol toute jeune et agrégée, que j'ai adorée en classe de 1ère: si différente dans ses cours: elle nous faisait visionner un film en V.O et nous demandait après une dissertation sur le thème qu'elle choisissait. Et puis elle est partie. Et moi aussi.
    Comme je m'ennuyais à mort avec mon conjoint, je suis allée passer des UV à la faculté de Toulouse (les cours m'occupaient toute la journée du mercredi) et c'est là que j'ai appris qu'elle y faisait des cours.
    Je n'ai pas osé l'aborder, et quand j'en ai eu enfin le courage, elle avait pris sa retraite.
    Donc, ne pas tarder.

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    1. Merci Ordalie. En effet, remettre toujours à plus tard est le meilleur moyen pour ne pas faire, ou faire trop tard.
      Pour cette prof : as-tu essayé de chercher son nom dans l'annuaire et/ou de lancer une recherche Internet sur elle ? Peut-elle est-elle encore vivante, et peut-être habite-t-elle non loin de chez toi. La vie nous réserve de sacrées surprises.
      On n'estime que rarement l'impact que nous avons sur les autres, l'impression qu'on leur a laissé. L'apprendre, même (surtout ?) des années, voire des décennies plus tard, est un magnifique cadeau.

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  5. J'ai effectivement cherché partout, mais comme elle a quitté la fac...Aucune raison qu'elle ne soit pas vivante, mais je ne la trouve pas.

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  6. Il se peut qu'elle ait changé de nom par un mariage ou un divorce, ce qui rend la recherche très difficile. Contacter la fac peut être un moyen, mais sûrement l'as-tu tenté. Et ils ne doivent pas donner des infos facilement.

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Maintenant, à vous !