mercredi 5 novembre 2014

Le chien-reiller

Les cyber-cafés ont presque tous disparu à Bangkok. Dommage, il m'en faut un, et de toute urgence.
Je tourne dans le quartier touristique de Kao San. Après un quart d'heure de vaines recherches, je dois me rendre à l'évidence : ma seule chance est un réduit miteux coincé entre un restaurant et un salon de massage.
La pancarte de la devanture proclame "International calls, good line". Vraiment ? Voilà qui reste à vérifier.
Je fourrage dans mon sac pour mieux me traiter d'idiote. Sous le coup du stress, j'ai oublié mes baht dans la chambre d'hôtel.
Tant pis, j'en retirerai au distributeur voisin.
Ma carte patine dans la machine. Celle-ci finit par l'avaler entre deux protestations, un mélange de pistons rouillés et de chuintements métalliques.
Hors service, annonce l'écran.
C'est bien ma chance, tiens.

Le distributeur vomit péniblement ma carte. Et alors que je vais m'en emparer, il l'engloutit. Bon sang !
Annuler, annuler, annuler. Je presse la touche trois fois, cinq fois, dix fois, de plus en plus fort.
Rien ne se produit.
Je tape l'écran. En pure perte, évidemment. Je demande de l'aide aux masseuses qui, à leur tour, frappent le clavier et la machine. Cinq minutes de coups de poing pour un résultat nul. La carte n'est pas ressortie.
Heureusement que j'en ai une autre dans mon portefeuille.
Je maudis la conspiration des objets, cette manie qu'ils ont, tous, de se liguer contre moi au pire moment. De déclarer forfait alors que j'ai justement besoin d'eux. De m'échapper des mains pour se pulvériser au sol. De m'écharper les hanches, les cuisses, les mollets, en me laissant des bleus.
La maladresse est chevillée à mes gestes, mais faire porter le chapeau aux objets m'apaise.

Dans toute cette histoire, il n'y en a qu'une qui sera contente : l'employée de la boutique de téléphone. Elle m'accueille d'un air bougon, pose un chronomètre sur la table, l'enclenche et m'empêche de composer le numéro.
- Je m'en charge ! insiste-t-elle.
Comme si j'allais appeler Truk, Micronésie, au lieu du centre de la France. 
La ligne est mauvaise et mon correspondant en voiture. Entre trous noirs et friture, je peine à l'entendre. À la faveur d'une coupure, mes yeux s'égarent sur la rue. C'est alors que je suis témoin d'une scène incroyable.

Un vieux chien s'est arrêté devant la boutique pour gratter ses puces. Je le reconnais, voilà des années qu'il arpente le quartier.
Bas sur pattes, il boîte un peu. Ses oreilles sont cassées, ses couilles ridées bringuebalent entre ses cuisses. Dans une autre vie, son pelage sable était dru. Il se limite à présent à quelques touffes sur une peau rongée. Croûtes et parasites sont devenus ses plus fidèles compagnons.
Un mendiant avise le chien, s'en approche. Trop occupée à se gratter, la bestiole ne bronche pas. L'homme l'empoigne par les pattes avant et la traîne comme un vulgaire paquet. Son prisonnier se débat, proteste, tente de lui fausser compagnie. Une mandale sur la truffe brise sa résistance.
L'homme largue le chien sur un bout de trottoir, l'aplatit façon crêpe. Puis, sans autre forme de procès, il s'allonge et se sert de sa proie... comme d'un oreiller.
L'un dessous, l'autre dessus, ils resteront ainsi des heures, immobiles. Peut-être même qu'à la fin, vaincu, l'oreiller vivant s'est endormi.
Qui osera prétendre que le chien n'est pas le meilleur ami de l'homme ?



Illustration oreiller de Roy Lichtenstein ; photo de William Wegman.

4 commentaires:

  1. Sur-réaliste !! et pour peu qu'ils se soient posés sous le panneau publicitaire ..

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  2. Merci Slev. Là, ça aurait été la photo du siècle, garantie sans trucage !

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  3. Le chien-reiller, je l'ai lu comme maison usher. Je viens de comprendre.
    Poutous,
    Mars, boulet rouge.

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  4. Pas tirer, pas tirer ! Il y a de pires références que Poe, je confirme.
    Merci, mars !

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