jeudi 5 mars 2015

Le retour de Bébé bleu -1

Les chansons du juke-box intime :
Tout se finit là, Bébé bleu et
On ne va nulle part de Francis Cabrel (album Vise le ciel).

Thaïlande, Koh Tao, février 2015.


Je remonte la route poussiéreuse. Petites enjambées écrasées de soleil, le dos qui pince et les mollets qui tirent. Les motos me frôlent dans un souffle, le seul qu'il soit possible de tirer de l'air immobile. Dérisoire danseuse en longue robe rouge, je pirouette pour éviter la collision avec le métal.

Fais-moi cadeau d'une carabine,
D'une flûte ou d'une couronne d'épines
Enroule-toi bien à l'arbre aux racines
Sinon tu ne vas nulle part*...

Vais-je vraiment nulle part ? Non.
Au bout de la route m'attend une vieille connaissance, la maison d'Ethan jadis coincée entre deux pans de jungle.
C'est elle qui m'a accueillie à mon départ de France.
Cinq ans déjà.
En cinq ans le béton a remplacé la nature presque sauvage. La terrasse de la maison surplombe à présent un ruban de macadam embouteillé le soir, aux retours de plage. Son perron s'ouvre sur un immeuble aux fenêtres closes et aux climatiseurs rugissants.
Une résidence pour Coréens, paraît-il.
En mon absence le chemin tortueux s'est pavé de bitume. Ses nouveaux atours l'ont changé en allée coquette, si pimpante que lorsqu'Ethan s'y engagea, je poussai un cri stupéfait.
- On est arrivés ?
- Yes ! confirma mon ami en coupant le moteur.
Je sautai à terre, désorientée. Impossible de reconnaître les lieux. Ce petit chemin et moi nous connaissions bien, pourtant. Mon seul accident de moto fit de nous des intimes en vertu de mon sang agrégé à sa terre, de ma peau à sa poussière, de mes cheveux à son mica.
À Koh Tao ou ailleurs, il ne faut jamais confondre l'accélérateur avec les freins. 
Au bout du chemin se dressait un muret chancelant. Ce furent ses briques qui stoppèrent mes folles embardées avant de me jeter dans les épineux. Ethan, affolé, se mit à me tirer de toutes ses forces. Moi, déchirée de pointes, je lui hurlais de me lâcher.
Mes lézardes pourpres, une semaine de baignade en moins, eurent valeur d'adoption. Ma chair elle-même arborait, m'assura-t-on, "le tatouage de l'île".
Mais que reste-t-il aujourd'hui de notre violente étreinte ? De mon prénom gravé au bâtonnet à la bifurcation de la route ?

Cette route est celle des grands joueurs, tu aurais dû savoir
Ramasse les quelques pièces que t'as prises au hasard...

J'avance encore, escortée de Francis. Un scooter relié à une carriole surchargée me frôle. Emplie à ras-bords de voix, de choeurs et de musique, je ne l'ai pas entendue me talonner.
L'attelage pétaradant disparaît au lointain.
Où va-t-il, lui ? Grâce à quelles routes ?
La route principale, bétonnée et sillonnée de pick-up, file de l'embarcadère vers le Nord. Direction Sairee Beach, terminus à touristes, ses nuées de filles et de garçons recuits, tatoués, piercés.
Les routes secondaires, de simples pistes hérissées de rocaille, peu fréquentées et dangereuses en toute saison, criblent le centre de l'île de leurs pattes de mouche. Entre buissons et terrains vagues, la nature les tolère.
Pour combien de temps ?
Koh Tao, gommette cernée d'océan, ne peut pas accueillir autant de vacanciers. Qu'importe, le nombre de ferries a triplé. En haute saison, tous sont pleins. Au port, un simple ponton de bois, leurs entrailles vomissent des hordes de routards, de familles et de jeunes fêtards.
Croient-ils vraiment découvrir la Thaïlande ?
Loin des regards les décharges à ciel ouvert étalent leur gangrène, empuantissant l'air et polluant les sols. Entre les piscines des hôtels et les douches prolongées, l'île tombe souvent à court d'eau. Il faut alors piocher dans la mer ou acheminer des bidons du continent. L'eau douce devient un luxe monnayé au prix fort.
Partout les immeubles poussent comme des amanites, entre échafaudages de bambous grossièrement ficelés et cuirs bruns. Les peaux des ouvriers, tous Birmans. Sous-payés, mal nourris, écrasés sous la fournaise, personne n'envie ces forçats mais beaucoup les exploitent.
Quant aux règles de construction, elles imposent de ne pas dépasser l'arbre le plus haut. Mais où s'arrêtent les étages lorsqu'il n'y a plus d'arbres ?
Koh Tao était un paradis. 
C'est à présent un enfer en sursis.

Tu dois partir, déguerpir, fendre l'air,
Mets dans ton sac en vrac deux ou trois affaires...

Une camionnette aux armes d'un club de plongée grimpe la côte. Elle emporte avec elle mon fantôme.
Un fantôme bleu et blond, tee-shirt sans manches et cheveux emmêlés dans l'éternel été.
Un fantôme en sueur au bronzage craquelé de sel, mince sirène prête à passer au four.
Un fantôme au poignet pris dans un paréo pris dans une chaîne de moto, qui glapit "Stop !" tandis que son bras se vrille jusqu'à l'insupportable.
Un fantôme ébloui de redécouvrir chaque jour, au plus fort de l'hiver européen, la mer tapie derrière les palmiers.
Un fantôme qui, pour tester sa nouvelle combinaison de plongée, l'enfile au plus ardent de la canicule et court, court se jeter dans l'océan tiède. Le fantôme n'a pas sombré, ne serait-ce qu'un peu. Il a flotté, interloqué, et mieux qu'un bout de bois. Puis il en a ri, stupide et charmé.
Un fantôme de Noël 2009 qui s'amuse des Santa Claus en maillot de bain, barbes de coton lui rappelant la neige cruelle.
Un fantôme aux orteils plongés dans le sable et à l'âme inquiète, emplie d'espoir pour les années à venir. Qui se dérouleraient, implacables, à moins que la mort ne s'en mêle.
Un fantôme habité par la gratitude des survivants, l'appréhension des tuiles qui tombent et l'assurance fragile qu'il s'en sortira toujours. Peut-être juste un peu. Peut-être juste un peu plus bancal.
Mais a-t-il le choix ?
Un fantôme si proche et si lointain déjà, un qui voulait exister, intensément, se tailler une vie à la mesure de ses rêves.
Y est-il seulement parvenu ? Les rêves sont comme les oiseaux et les voyageurs, ils se déplacent.

On voit le ciel s'ouvrir par le milieu
Comme si tout finissait là, Bébé bleu...


À suivre.

*Toutes les phrases en italique sont des extraits des deux chansons de Cabrel.
Pin-up de Gil Elvgren.
Photo de Tim Walker et toile d'Istvan Sandorfi.

6 commentaires:

  1. Ah quel soulagement! Je te croyais disparue corps et biens, peut-être même dans l'avion que nul ne prétend avoir retrouvé au bout d'un an. Comme on ne sais jamais dans quels parages tu te trouves...

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    1. Chère Ordalie,
      Ton commentaire tombe à pic, me voilà aussi soulagée ! Je m'apprêtais à t'envoyer un petit mot pour savoir si tout allait bien de ton côté. Quand l'avion malaisien est tombé, je me trouvais à Chuuk, alias Truk, un petit lagon en Micronésie, bien loin de la "zone de turbulences". Me voilà de retour dans mon camp arrière, rivée à mon coussin... L'aventure du surplace, en quelque sorte !

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  2. "Un fantôme habité par la gratitude des survivants", voilà qui sonne juste et fort.
    5 ans déjà ? de pleins et de bosses, comme tous les chemins de traverse qui foncent dans le grand bleu, du ciel aussi, la couleur des yeux du rêve, du sourire éveillé.
    La toile de Sandorfi est particulièrement puissante à cet endroit de tes mots.

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    1. Merci beaucoup, cher Sev.
      5 ans et même un peu plus, c'est fin octobre 2009 que j'ai embarqué avec mes 20 kilos d'affaires (multipliés par x depuis, même si le départ des Philippines m'a allégée de deux fois plus !). Les souvenirs, eux, ne pèsent rien sur la balance mais se promènent toujours avec moi.
      Sandorfi, ah... J'admire son travail, je regrette qu'il ne soit pas plus connu. Ses toiles me mettent mal à l'aise autant qu'elles me fascinent. J'aime quand tu aimes, surtout quand la toile rejoint les mots.

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  3. Réponses
    1. De moins en moins ! :)
      Mais je rentre à Paris pour un mois cet été... et ça, c'est un drôle de voyage pour moi. Moins pour la distance (13h de vol direct, quand même !) que pour tout le reste. Mes deux derniers retours ont été assez pénibles et voilà 3 ans que je n'ai pas remis les tongs, les pieds, ni les talons en Europe.
      Vous avez dit zone d'inconfort ?

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