dimanche 5 avril 2015

La bascule de Niveau -1

J'ai passé décembre et janvier à écrire pour des concours de nouvelles.
En voici une, avec des photos ajoutées, sur le thème "Niveau(x)".
Sa mise en ligne se fera sur trois jours en raison de sa longueur.
N'hésitez surtout pas à commenter : je suis preneuse de tout conseil, avis, impression...
Merci beaucoup et excellente lecture !


La Bascule de Niveau

Anuvie. Verrue grise dans la banlieue sans âme. Immeuble fissuré aux fenêtres cadenassées. Sept étages de béton qui disent l’effort et le malheur. Maila en a assez de sa volonté de bien faire, de la compétition féroce qui l’empoisonne et la prive de tout, à commencer par une radieuse journée d’été. Aujourd’hui mériterait un autre sort que l’humiliation, la tristesse et la peur.
Maila songe à s’enfuir. Pour une fois, une seule, troquer son uniforme contre une robe légère, courir pieds nus et se baigner à la rivière, savourer la liberté au goût de galets et d’herbes foulées. Mais non. Impossible le jour d’un Examen. Son Excellence Prescott lui collerait un triple zéro assorti d’un Blâme Exemplaire. Son Excellence, un dragon aux dents cariées et au chignon en crotte, une matrone dont le baryton tempête sans relâche :
– Le niveau, le niveau !
Le niveau… Le Maître-Mot est lâché. Un maître tyrannique qu’au fil des années, Maila n’appelle plus que lenivô, entité unique et menaçante avec son ô en guillotine. À Anuvie la poursuite de l’excellence fait perdre la tête. Celle de la jeune fille s’égare entre nuits d’étude, combats perdus contre l’épuisement et aubes livides aux noms barbares : TQ pour Trigonométrie Quantique, MF pour Métaphysique des Fluides, RIA pour Relations Interpersonnelles Appropriés... Mais les journées d’Examens ne pèsent rien, presque, face à l’attente fébrile des résultats, au stupide espoir de rester à ce Niveau-là et au non moins stupide d’accéder au suivant.
– Vous voulez échouer, mauviettes ? écume Son Excellence Prescott.
Oui, certains le veulent car…
« Tout Anuvien doit dédier sa vie au labeur,
N’avoir ni paresse ni faiblesse du cœur. »
Telle est la devise de l’école, gravée en capitales à son fronton. Avec les larmes des faibles, prétend la légende.
– Mais le Niveau supérieur, il se mérite ! tonne Son Excellence.
« Tu parles, la vieille ! C’est pas toi qui trimes… », grince Maila en accusant le printemps frondeur de la pousser à dire n’importe quoi. Parce que Maila n’est pas une rebelle, non. Maila est une gentille fille, « une crème », selon son meilleur ami Jodick.
« Un élément doué-motivé-qui ira loin », a tranché Son Excellence Prescott en début d’année. « Un peu trop loin, même », a renchéri Sa Majesté Philbert, le responsable du septième et dernier Niveau. On ne peut néanmoins pas le soupçonner, lui, de vouloir gâcher le potentiel des élèves.
Douée ou pas, aujourd’hui Maila s’en fiche. Aujourd’hui elle en a juste assez.

Dans le hall de l’école, l’adolescente soupire. Comme toujours les ascenseurs sont verrouillés, accessibles aux seuls détenteurs d’une carte. Comme toujours elle y introduit la sienne. Dessus, un N6 écarlate. N6 pour sixième Niveau ou sixième étage, un de moins que le nirvana ou l’enfer.
Qui a décidé de la Règle ? Personne ne le sait. La Règle se perd dans la nuit des temps comme un chat dans un tuyau. Seul ce qu’elle stipule est clair : dix ans est l’Âge de l’Épreuve. L’Épreuve détermine l’entrée à Anuvie ou la mort sociale, une vie de rat bousillée dans les Usines. Les Usines, la mère de Maila s’y tue à petit feu. Pas question que sa fille ne s’y dessèche à son tour. Le quotidien est déjà assez insupportable sans homme à la maison.
Maila s’extrait de l’ascenseur dans un silence de mort. Cinq cents adolescents parqués sur un étage, ça devrait faire du bruit. Et ça en fait, sauf à Anuvie un jour d’Examen.
– Tu as dormi un peu ? murmure Jodick.
La jeune fille hausse les épaules en lui rendant son regard. Son ami a les traits chiffonnés sur les os, des cernes si sombres qu’ils masquent ses taches de rousseur. Avec ses paupières gonflées, ton teint livide et sa bouche amère, Maila ne vaut guère mieux. Et pourtant elle est belle, de sa chevelure jais à ses chaussures vernies.
Jodick feint de trébucher pour lui glisser :
– Le concept d’Être Supérieur… T’as compris ?
Elle va répondre quand l’ombre de Son Excellence les écrase. Aider les autres est strictement interdit à Anuvie. Ça ferait chuter le niveau, paraît-il. Pourquoi ? Maila n’a jamais compris mais lenivô, c’est comme les règles, ça ne se discute pas.
« Seules les mauvaises graines veulent toujours tout comprendre », voilà l’adage favori de la matrone Prescott qui pour l’heure glapit :
– Jodick Borrow ! Avertissement !
Et Jodick courbe l’échine. Et Maila l’imite, mais en se déchiquetant les joues.


Densité brute du silence, marée d’échines ployées, réflexion intense. Écrire trois mots pour les effacer, les peser comme des onces d’or dans la balance de la réussite. Maila tâte au fond de sa poche sa chouette porte-bonheur. Proscrite, bien sûr, mais les élèves du N6 sont rarement fouillés. 
Trois rangs plus loin, Jodick fixe le vide. A-t-il lenivô ? Sans doute pas, au désespoir de son amie. Elle, lenivô, elle l’a en dépit de sa lassitude. Alors comment se débrouillera-t-elle une fois admise au N7, harcelée par ses - si peu - camarades ? Les gamins flairent la différence mieux qu’un cochon les truffes et leur méchanceté s’avère sans bornes. Ils n’ont pas encore la décence des adultes, une retenue que Son Excellence Prescott exprime au quotidien avec force calottes.
Et si Maila ratait son examen, exprès ? Frisson. Le traitement réservé aux redoublants l’en dissuade. Son incarcération dans le pensionnat d’Anuvie, sa mère en mourrait. Elle n’a qu’un enfant, et son inexplicable échec lui porterait le coup de grâce.
Prisonnière de son intelligence, Maila est condamnée à réussir comme d’autres à monter à l’échafaud.

À suivre.

Merci à Mars pour l'idée du nom de la rubrique !

Photos : Gérard Fugeras, Yvon (Paris en 1920),
Robert Doisneau. 

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