La chanson :
À écouter très fort, les yeux fermés, au creux de la nuit.
Thaïlande, Koh Samui, mi-février.
Le bois est dur à mes épaules. Mon tapis est mince, à peine quelques millimètres qui m'isolent du sol encore chaud. La brise attiédie de soir caresse mes joues, mes bras, mes pieds nus. Je gis droite, bras en croix sous le toit de palme.
La fatigue s'est tue, la douleur aussi.
Je souris.
À ma gauche repose Jane, l'Américaine qui travaille au Laos, paupières closes sur ses iris clairs.
À ma droite Camila, la Suédoise victime d'un burn-out, avec ses cheveux d'or qui lui dessinent une auréole.
Derrière moi ou plus loin sur la même ligne, Isabella la Suisse aux yeux immenses soulignés de khôl, femme de tête qui m'a murmuré, troublée, "Ça, je n'en ai jamais parlé à personne" ; Beth l'Israélienne, futur médecin au beau visage dur sous ses sourcils circonflexes ; Carine la Française au corps si mince que le moindre choc pourrait le disloquer.
Toutes ces femmes et bien d'autres, Olivia, Lina, Pame, Anna, Maggie, Amelia, une quarantaine d'âmes venues de tous les coins de la planète, souvent au terme d'un long voyage. Toutes ont convergé ici, en Thaïlande, au pied de cent-dix marches à descendre et monter plusieurs fois par jour.
Toutes nos poitrines exhalent un même souffle, tous nos coeurs battent au même tempo. Qu'importent notre langue, notre religion, notre culture, nos convictions et nos différences. Nous sommes toutes égales et allongées, unies dans une communion qui se passe de mots.
Toutes nos poitrines exhalent un même souffle, tous nos coeurs battent au même tempo. Qu'importent notre langue, notre religion, notre culture, nos convictions et nos différences. Nous sommes toutes égales et allongées, unies dans une communion qui se passe de mots.
Rachel Brathen est l'organisatrice de la retraite. Elle nous demande de rendre hommage à notre audace, à notre courage, à notre persévérance. Cette retraite, c'est un grand saut, le fruit de notre volonté dressée contre la peur. La peur de l'avion pour certaines, la peur du groupe pour d'autres. La peur de l'inconnu pour beaucoup. La peur de perdre ses repères. La peur de se perdre ou de se trouver.
Je me remercie en pensant, fort, à la phrase qui souvent, mais sans doute pas assez, m'aiguillonne :
"La vie commence au-delà de notre zone de confort."
La nuit se referme sur les palmiers. Une musique monte, lente et forte. Une guitare, des cris d'oiseaux, une mélodie que je ne connais pas mais qui m'emporte. Peut-être justement parce que je ne la connais pas, que je ne peux la raccrocher à rien, à commencer par mon histoire.
Mouchée, l'infernale fanfare des insectes s'est tue.
Ont-ils déserté la jungle ? Non, bien sûr. Il faut plus que quelques accords de guitare pour déloger ces roitelets de leur domaine. Mais, l'espace de quelques minutes, c'est comme si. Comme si leur fébrilité s'était apaisée. Comme s'ils nous avaient laissé seuls, à dériver sur notre radeau de bois et de palmes tressées. Comme si seul le ressac de l'océan nous enveloppait au coeur de la nuit tropicale.
Avant, arrière, langues d'écume léchant le sable et les rochers pour mieux se fondre à la haute mer, mouvement infini qui nous berce et que la voix de Rachel accompagne.
Elle dit que la conscience se niche dans le silence, juste entre le flux et le reflux. Un silence infime, presque imperceptible, une micro-seconde brisée par les flots, un éclair si fugace mais perpétuellement recommencé, à l'image de notre conscience qui dérive sans s'accrocher à rien, ni pensée, ni image, ni émotion et trouve, au cours de son voyage, l'éveil. Un éveil en existence aiguë au monde, existence dépourvue de jugements et de peurs.
Juste être là, soi, dans sa vérité, lavés de nos couches de crasse, d'angoisses et de désirs.
Juste être là, dépouillés jusqu'à l'os.
Juste. Là. Nus.
Amplifiée par de discrets haut-parleurs, la voix de Rachel se fond à l'espace. Son corps, lui, se meut en silence. Je ne perçois sa présence qu'à la légère inflexion du bois, tel un creux qui viendrait perturber un plein. Loin de me déranger, sa présence me comble. Elle est un creux ménagé dans un plein pour l'autoriser à se remplir encore, à ras-bords, plus qu'un oeuf.
Se remplir de gratitude, de pardon et d'amour. Lâcher prise. Chasser ce qui alourdit, ronge, empoisonne, ce qui fait écran à la plénitude. Au bonheur, diront certains.
Portées par la musique des images tourbillonnent, carte intime avec ses à-pics, ses vallées et ses précipices.
Les visages d'êtres chers, vivants ou morts, présents ou perdus en chemin.
Les visages d'êtres chers, vivants ou morts, présents ou perdus en chemin.
Des lieux d'enfance, d'enracinement et d'errance.
Des instantanés de voyage, galops dans les steppes mongoles, promenades à Singapour entre verre et béton, plages indonésiennes de carte postale, plongées sur épave dans un lagon micronésien, regard rivé sur les orbites vides d'un marin prisonnier de la salle des machines.
Par cinquante mètres de fond il était mort et moi vivante.
Slowly it fades. Slowly you fade*...
Accepter, accepter que comme la mer, tout n'est que flux et reflux, mouvement perpétuel, fragile équilibre rompu puis reconstruit.
Slowly it fades. Slowly you fade*...
Accepter, accepter que comme la mer, tout n'est que flux et reflux, mouvement perpétuel, fragile équilibre rompu puis reconstruit.
Une fragrance musquée se mêle à l'air salé. Rachel pose ses mains sur mon front, masse ma nuque, encercle mes épaules. Leur pression ferme et bienveillante m'emplit de paix. Ce moment est unique, suspendu en funambule sur la crête d'un grand tout.
Spirit Bird égrène ses dernières notes. Nous saluons paumes jointes à hauteur de ciel, du troisième oeil et du coeur.
Merci, infiniment.
Namaste.
Toile de Karen Walker.
Photos d'Elijah Gowins et de Holger Trülzsch (super-modèle Veruschka).
Comme la mer, décidemment ... .
RépondreSupprimerCette recherche, les mots que tu sais mettre à l'intérieur de ces moments de plénitude, de cet aboutissement. Ce que tu rends possible d'imaginer. Pour ce vrai là, merci.
Ce texte est hypnotique, terriblement apaisant, surement comme l'expérience de cette retraite que vous nous rapportez ici. On a envie de vous rejoindre dans ce voyage, on glisse doucement sur ce radeau tressé, aspiré par vos images et vos mots. S'absenter du monde, se dévêtir lentement du superficiel pour s'immerger dans l'essentiel...
RépondreSupprimerJe n'ai pas l'habitude d'être dithyrambique mais ce soir, j'ai adoré ! ;)
Merci, merci à vous deux.
RépondreSupprimerCe texte m'a habitée pendant des jours, il fallait que je l'écrive. Je n'y ai pas mis tout ce que je voulais, il reste en-deçà de l'expérience que j'ai vécue, mais vos mots me font penser que j'ai pu en retranscrire de petits bouts. Alors merci pour votre partage.
Ecrire est une frustration quasi permanente... Là, c'était comme rédiger au gros crayon à bois une mélodie qui flotte, légère, comme une plume.