Le
Tribunal Extraordinaire ressemble à un cauchemar. C’en est un.
Agglutiné
derrière Maila, rugissant telle une ménagerie de cirque, un public bien trop
fourni pour les rares soutiens que se compte l’adolescente.
Sa mère est là, en pleurs,
mais pas Jodick. Lui a disparu. Des élèves affirment qu’il a été chassé de
l’école, d’autres qu’il croupit dans une Usine. Où est la vérité ? Y en
a-t-il une, d’ailleurs ?
Face
à l’élève, trois toges rouges surmontées de visages sévères. Les voix sont
sèches, les manières brutales. Puisque les Professeurs ont la loi de leur côté,
courtoisie et justice peuvent bien attendre. À gauche du Super-Président trône Maître
Andrew. À droite, Sa Majesté Philbert, le Grand Accusateur. Le rôle l’enchante puisque
reçue aux Examens, Maila aurait intégré son Niveau. Quant à l’avocat… Quel
avocat ?
Madame
Prescott égrène, solennelle, les méfaits de l’accusée :
–
… aide à Monsieur Borrow… insultes… rébellion…
Maila
refuse de pleurer. Le devrait-elle ? Sa détresse toucherait peut-être les
cœurs tapis sous l’étoffe sang. Mais toute dérisoire, inutile et dangereuse
qu’elle soit, sa fierté est un lambeau qu’Anuvie ne lui arrachera pas après lui
avoir tant pris. Que risque-t-elle, d’ailleurs ? Pas la rétrogradation en N2,
N3 ou N4 car, selon le Super-Président, « L’ennui scolaire est le plus
court chemin vers l’indiscipline ». Son Tribunal a beau être injuste, il
n’est pas stupide. Alors, quoi ? Le renvoi ? Le cachot ? Un
passage à tabac ?
Philbert abat sur la table le Marteau du Jugement. Le bruit résonne dans l’amphithéâtre, dans le crâne de l’accusée, dans le public contraint de retenir son impatience.
Raide comme la Justice en habit pourpre, Sa Majesté annonce :
– Maila Anger, exclusion d’Anuvie ou Bascule de Niveau 7.
Des cris d’allégresse retentissent, puis un simple mot, PITIÉ ! La mère de Maila. Son Excellence Prescott elle aussi défaille, blême sous le fard. Seule Maila ne comprend pas. Bascule de Niveau 7 ? Elle fixe ses juges ahurie, des juges qui à son tour la scrutent en silence.
Vite,
très vite, réfléchir. La Bascule de Niveau 7 figure-t-elle dans le
règlement, chapitre Sanctions Exemplaires ?
Dans le Manuel des Élèves, section Devoirs ?
Dans les statuts d’Anuvie ?
Non. Non. Non.
À croire que cette fichue Bascule
n’existe pas.
À
des années-lumière de là Maître Andrew éructe :
–
Votons, chers collègues !
Le
Super-Président ne l’entend pas de cette oreille.
–
Objection, Maître. À l’accusée de choisir.
Tous
les regards convergent sur elle. Voilà Maila sommée de répondre, sur le champ,
à une alternative qui n’a aucun sens. L’exclusion, c’est clair, net et ça tuera
sa mère. La Bascule, est-ce pire ? Rien ne peut être pire que le désespoir
maternel, l’estocade portée en pleine conscience. Aussi la jeune fille annonce-elle
d’une petite voix qui ressemble à une question alors que pour l’heure, il n’est
question que d’affirmer :
–
La Bascule.
Elle
ne voit pas, dans son dos, sa mère s’évanouir.
Le Niveau 7 de l’école offre une bien meilleure vue que le Niveau 6, à l’horizon bloqué par les tours. Maila distingue les boucles argentées de la rivière, des arbres piquetés d’or, des champs lavande ployés sous la brise. La splendeur l’emplit jusqu’à ras-bords, si entièrement qu’en elle l’horreur reflue. L’air lui-même semble plus pur, lavé du remugle d’Anuvie, un mélange fétide de crasse, d’obéissance aveugle et de renoncement. Cachée de tous, la chouette aux yeux peints exulte. Aujourd’hui serait-il un jour de chance ? Ah, si seulement Madame Prescott ouvrait la fenêtre ! Sa Maila respirerait à s’en griser, plus radieuse encore que ce magnifique jour d’été.
– Ça vous plaît, Anger ?
– Oh oui, Majesté !
Philbert embrasse son domaine de la paume, cueille de ses doigts boudinés les arbres, la rivière et les champs pour mieux conclure d’une voix plate :
– Tant mieux.
Après un bref hochement de tête, le Super-Président ordonne :
– Fenêtre, Prescott !
La gratitude submerge l’adolescente. Le Maître d’Anuvie l’a compris, son besoin de respirer, res-pi-rer la beauté du monde, l’infinie somptuosité du ciel, la… Maître Andrew l’empoigne furieusement à bras-le-corps. Les poumons de Maila produisent un pop ! indécent.
– Lâ… chez… moi !
Philbert part d’un grand rire. Ses hoquets sont des couinements de verrat qu’on égorge, autant d’insultes crachées à la face de la Terre qui, en contrebas, a tremblé.
– Allons, ma jolie, pas d’histoires… la sermonne le Super-Président avec une douceur cruelle.
Puis se retournant d’un bloc, il braille :
– Bordel, Prescott, fenêtre !
La
matrone pesant sur la poignée n’est qu’un bloc de gelée dont le peu de dignité se
dilue dans les larmes. Défait aussi, le chignon qui lui dégouline dans le cou. Philbert
la méprise de tout son être, cette grosse dondon qu’il a maintes fois prévenue :
sa Maila irait loin, trop loin.
–
Au se… cours…
Aimanté
par le ciel Maître Andrew pousse sa proie rétive, bientôt secondé de Sa Majesté
acharnée à la rouer de coups.
–
Avance, sale garce !
Le
Super-Président adopte un air réprobateur. Un qui dit que d’accord, la petite
Anger est bien une sale garce, mais qu’un tel vocabulaire dans la bouche d’un responsable
de Niveau…
Le
Maître murmure, ou peut-être ahane qu’elle est bien lourde, leur petite garce. Si
lourde qu’il peine à la traîner jusqu’à Son Excellence qui, toujours accrochée
à la poignée, n’esquisse pas un geste. Seule sa frétillante Majesté a la
présence d’esprit d’ouvrir la croisée. Plus de vitre sale, les couleurs explosent,
somptueuses fusées tutoyant l’azur du ciel. Argent, or, lavande, quel feu
d’artifice !
–
Bien, Philbert, bien, se réjouit le Super-Président. Maintenant, s’il vous
plaît, on se concentre ! Attention, à mon top, un, deux, trois…
Bascule !
Grisâtres
dans la fulgurance des couleurs, Maila et sa chouette dégringolent les sept
Niveaux d’Anuvie.
Les grimper leur aura pris toute une vie. Les dévaler, à peine quelques secondes.
Les grimper leur aura pris toute une vie. Les dévaler, à peine quelques secondes.
Photos : William Wegman, Jeanloup Sieff, Robert Doisneau.
C'est remarquable.
RépondreSupprimerMerci Sven ! Ca me fait très très plaisir de te revoir ici. Vraiment.
SupprimerC'est sombre. On espère toujours un renversement de dernière minute ... (surtout après que la mère s'évanouit ; ce qui laisse présager le pire. Quoiqu'on se demande comment se fait-il que la mère peut connaitre la signification de la Bascule, et non Maila ?). Mais non, radicale ... la chute. L'intelligence n'est pas faite pour les imbéciles, c'était ça le thème ?
RépondreSupprimerOui, c'est sombre... Toutes les nouvelles que j'ai écrites à cette période l'était, sans doute parce qu'il est plus facile d'écrire sur le drame que sur le bonheur. Et sombre, mon imaginaire l'est et finit presque toujours par me rattraper.
SupprimerC'est vrai que je n'ai pas pensé à ce point : que la mère de Maila sache mais pas la jeune fille. Peut-être parce que certaines choses sont abordées entre adultes en tenant les enfants à l'écart ? Il faudrait retravailler le texte et lui donner plus d'ampleur, fouiller les personnages (il y en a quand même beaucoup pour une seule nouvelle, ce qui m'a peut-être pénalisée).
Le thème, ah... Science sans conscience n'est que ruine de l'âme ? :)