vendredi 15 août 2014

Étrange jalousie

Miles aimait autant le jazz que le latex sur la peau des femmes.
Miles aimait davantage le champagne que le vin. Mais un champagne spécial, cuvée unique millésimée aux flancs de celle qui la distille en elle.
Cette boisson était sa griserie à lui, un plaisir d'autant plus enivrant que ses amantes le lui refusaient souvent. Certaines le décrétaient bizarre, pervers, soudain infréquentable. Il s'en désolait sans pouvoir changer leur opinion.
Quand le manque se faisait trop criant, Miles empruntait le raccourci de l'argent. Payait une professionnelle qui, elle, ne le jugerait pas.
Comparé à d'autres, son fantasme était d'ailleurs bien inoffensif.

Miles m'avait conviée à une soirée privée. Fétichisme, sado-masochisme, jeux de rôles, bondage... Tous les désirs interlopes y auraient droit de cité. Joyeuse débauche de libertins, Maîtres(ses) et esclaves en cuir, latex, vinyle. Encapuchonnés, cagoulés, nus, héros de scènes lascives brillant tels des joyaux dans la pénombre.
Une nuit de stupre accrochée aux entrailles de Paris.
Un goût de nostalgie sur ma langue.
Depuis huit mois, j'avais rompu avec les soirées du bon vieux temps. Ni la tête ni le coeur à ça, d'autant que dans ma vie avait surgi Andrea. Un homme qui, bien qu'ouvert d'esprit, jamais ne comprendrait ce monde à la lisière, cette parenthèse de liberté ouverte au soir pour se refermer à l'aube.
Un amant qui, bien qu'ouvert à d'autres jeux, gardait trop de préventions contre ceux qui mêlaient douleur et jouissance.
Un amoureux qui, bien qu'en couple, me voulait pour lui seul. Moi sa chasse gardée, son territoire d'exclusivité.

Cette soirée privée était une rivale qu'il toisait d'un oeil mauvais. Jaloux et inquiet, mais impuissant à s'y opposer, puisqu'en contrepartie il n'avait rien à offrir. Rien à exiger non plus. De toute façon, il se doutait que mieux valait ne rien m'interdire.
Lassée de notre histoire sans issue, je n'étais, de mon côté, pas mécontente de prendre la clef des champs. De faire l'école buissonnière à la faveur d'une invitation tombée par hasard, par jeu ou par curiosité.
Miles ne m'avait en effet jamais vue. De moi il ne connaissait pas grand-chose, mais ce peu lui suffisait.
Forte de mon anonymat, j'avais parié qu'il ne me distinguerait pas parmi la foule des invités. Lui avait parié l'inverse. Ne nous manquait que le gage, qui fut facile à trouver. Si Miles me reconnaissait - mais peut-on reconnaître une inconnue ? -, je lui prodiguerais et le flacon et l'ivresse.
Marché conclu.
Dans le taxi qui cinglait vers le Marais, je riais toute seule. Si mes cuissardes et mon fouet étaient sagement rangés dans un sac, ma robe en vinyle m'épousait au plus juste. Cachée par un long manteau, elle ne laissait toutefois rien deviner de son indécence.
J'imaginais la tête du chauffeur si, d'un souple mouvement d'épaules, je me dénudais. 

Je savais le pouvoir de transformation de ma tenue. La surprise, le désir qu'elles versaient dans les pupilles des hommes - et même des femmes.
Plus tôt, fin prête, je sortis de ma chambre devant mon amie Ether. Celle-ci s'immobilisa pour me fixer, stupéfaite, une onde de chaleur traversant ses beaux yeux bruns.
Très court vêtue et très haut bottée, j'étais, plus que femme, créature. De Lilith ou des ténèbres, un moi plastique composé de morceaux juxtaposés.
Nulle place pour la tristesse dans cette seconde peau brillante et corsetée. Juste l'éclat d'une femme désirée signant une trêve dédiée au(x) jeu(x).

Le taxi s'enfonça dans une ruelle. S'arrêta devant la seule boutique éclairée. J'étais arrivée.
Certaine que Miles se trouvait déjà à l'intérieur, je poussai la porte.
À peine avais-je franchi le seuil qu'une voix cria mon prénom.
Plus tard, Miles me dirait ne pas avoir hésité une seconde. Cette femme qui entrait ne pouvait être que moi. Pourquoi ? Il n'en savait rien. C'était peut-être ma démarche, ma robe, l'expression de mon visage. Ceci ou tout cela à la fois.
Je m'inclinai. Il avait remporté son pari, et haut la main.
Nous bûmes du champagne. Du vin. Des cocktails. Au fil de notre conversation, la pression dans mon ventre augmentait. Lorsqu'elle fut insoutenable, je cessai soudain de parler. Me levai. Enfourchai Miles renversé sur les coussins. Et, penchée sur lui, talons au sol et jambes tendues, lui restituai dans un long flot une alchimie dorée.

Que, ce soir-là, j'aie aussi fait l'amour avec une femme ne gêna pas Andrea. C'est de cette intimité avec Miles, fugace, muette et sans réel contact physique, qu'il fut jaloux.


1re er 2e photo : Helmut Newton.
3e photo : Ellen Von Unwerth, portrait de Nadja Auermann (1991).

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