lundi 13 octobre 2014

La nuit et la mousson

Inde, août-septembre 2005.

C'était mon troisième voyage en Inde.
J'avais décidé de tracer la route seule. Je savais ce qui m'attendait, la folie et la splendeur de ce pays qui me souffletait, aller-retour, les yeux, le coeur, les tripes.
L'Inde fut la destination de mon premier périple. Une immense claque. Un uppercut qui m'inocula le "virus de la bougeotte", virus qui se muerait, des années plus tard, en viscéral besoin de quitter la France.
Mais en attendant, j'étais plantée sur un quai de Delhi, direction Haridwar. Ma destination finale était Rishikesh, une ville du Nord que je n'étais pas certaine d'atteindre avant le soir, tard.
Je déteste arriver de nuit dans une ville inconnue, emprunter les ruelles sombres à la recherche d'un hôtel, fourbue et lestée de mon sac. Je fuis les regards des hommes sur moi, sur ma peau et mes yeux trop clairs. La nuit les villes prennent d'inquiétants reliefs, et seul le jour a le pouvoir de chasser leurs ombres.

Le train, une longue chenille de métal hurlant aux fenêtres grillagées, accusait un sérieux retard. Rien d'étonnant. L'Inde, comme le voyage, apprend la patience.
Lorsque le train daigna enfin se montrer, je sautai dans mon wagon, fourrai mon sac entre deux compartiments et m'installai à ma place. Ma voisine était une jeune Indienne accompagnée de sa famille.
- Où est votre compagnon, Miss ?
- Je n'ai pas de compagnon. Je voyage seule.
- Seule ? Mais vous n'avez pas peur ?
- Euh... Non.
- Que vous êtes brave !
Je la détrompai. Brave, moi ? Pas plus qu'une autre. En tout cas pas davantage que ces nombreuses touristes sillonnant l'Inde en compagnie de leurs sacs à dos. En regardant par la fenêtre, je me sentis surtout inquiète.
La nuit était tombée, plus dense qu'un poing. Parviendrais-je aujourd'hui à destination ? Une fois à Haridwar, je devais prendre un bus, donc changer de gare. Sur mon plan, la gare routière ne semblait pas trop éloignée de la ferroviaire. Hors de question, cependant, de m'aventurer dans les ténèbres. Il me faudrait trouver un rickshaw et négocier le prix de la course, sans même être sûre qu'un bus roulerait encore à cette heure.
Décidément, je ne le sentais pas. Pourtant, j'hésitais. Rester en carafe si près du but, c'était bête.

Bref regard alentour. J'étais comme souvent la seule étrangère. Je décidai d'explorer les wagons voisins. Peut-être tomberais-je sur des routards qui se rendaient également à Rishikesh. Solidarité du voyage oblige, ils accepteraient sans doute que je me joigne à eux.
Sinon, tant pis, je dormirais en ville.
Un quart d'heure plus tard, je me rassis bredouille. Dans ce train qui n'en finissait pas, étais-je vraiment l'unique touriste ?
Oui, semblait-il.
Derrière les fenêtres la nuit était opaque, presque solide, un rideau de pétrole abattu sur la scène d'un théâtre. Les quelques lumières de la voie peinaient à le percer. Des milliers d'insectes tourbillonnaient dans leurs taches jaunâtres, flaques vivantes au milieu d'une lande morte.
- Haridwar, Haridwar ! m'annonça mon nouveau voisin, un homme âgé étonné, lui aussi, de mon périple en solo.
Le train ralentit. Les voyageurs se bousculèrent dans une joyeuse cohue de cris, de coups de coudes et de genoux, de bagages délogés à la va-vite de leurs compartiments. 
Tranquille sur mon siège, j'attendais. 
Je les laissai descendre, tous, guettant un touriste dans leur foule bigarrée. En vain. Je soupirai, résignée.
C'est alors qu'il apparut.
Jeune, grand et mince, la peau couleur d'amande sous une chevelure délavée. Un T-shirt maculé de poussière, des taches de rousseur et un beau visage. Un sourire franc et chaleureux, de ceux qui inspirent confiance au premier coup d'oeil.
Cet homme-là, je le sentais.
Je suivis mon intuition et me levai pour le héler.

L'étranger s'appelait Atniel. Israélien, il venait de terminer son service militaire et, comme nombre de ses compatriotes, s'accordait un long voyage dans la foulée**. Alors que la plupart des jeunes Israéliens se déplacent en groupes, Atniel préférait le tête-à-tête avec lui-même.
- L'idéal ! s'enflamma-t-il. Je vais où je veux, à mon rythme. Mon itinéraire, il s'adapte à ma fantaisie. Pas envie de parler, d'être aimable ? Aucun effort à fournir... J'apprécie ma solitude, en fait.
J'approuvai en convaincue. Mais pour Atniel qui chérissait tant sa liberté, ne serais-je pas un boulet ?
- Pas du tout ! Moi aussi je me rends à Rishikesh et, juré, me voilà ravi d'avoir de la compagnie.
Marché conclu, alors.

À la gare routière, nous grimpâmes dans un vieux bus. Décoration kitsch, rideaux matelassés à pompons, musique assourdissante qui dissuaderait quiconque de fermer l'oeil. Contre le pare-brise, une statue de dieu paré de couronnes de jasmin. Les chauffeurs conduisant leurs bolides n'importe comment, mieux vaut s'en remettre à la protection divine...
Où Atniel comptait-il dormir à Rishikesh ? Il l'ignorait. Il voyageait comme moi, sans plan préalable, ne dégotait une guesthouse qu'une fois à destination et demandait, toujours, à voir la chambre avant de payer. Précaution utile pour s'éviter les trous à rats, les draps dégoûtants et les remugles de sanitaires bouchés.
Nous feuilletâmes mon Lonely Planet, je lui traduisis les descriptifs des hôtels.
Propre, du cachet, personnel aimable et prix routards... L'un d'eux m'allécha. Son seul inconvénient ? Sa localisation un peu en retrait de la ville, sans autres guesthouses alentour.
- Allez, on tente ! s'emballa mon compagnon.
Lorsque nous descendîmes du bus, les ténèbres avaient encore gagné un cran. Disparus, la lune et son halo blafard. Je me félicitai de la présence d'Atniel. Sans lui, j'aurais eu peur. Je repensai à la jeune Indienne et partit d'un petit rire. Peur ? Au temps pour la fille brave qui ose voyager sans compagnon...
Mais je n'étais pas, oh non, au bout de mes surprises.


À suivre.

* Rickshaw (ou trishawtuk-tuk en Thaïlande et tricycle aux Philippines) : petite voiture propulsée par une moto (plutôt une mobylette !) ou un scooter. Non motorisée, elle est l'équivalent du pousse-pousse.
** En Israël, le service militaire est obligatoire pour les femmes et les hommes. Il dure 3 ans au minimum pour les premiers, 22 mois pour les secondes. Il est fréquent qu'ensuite, hommes et femmes partent en voyage, notamment en Inde.

Photos de Kevin Ooi, Wayne Miller, Saudek.
Pour la petite histoire, la première photo, taille géante, 
orne le salon de ma nouvelle maison.

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