lundi 6 avril 2015

La bascule de Niveau -2




Six heures plus tard, une sonnerie. La pause, vingt minutes pour se soulager la vessie et avaler un sandwich. Maila retrouve Jodick hagard. Il n’a résolu que la moitié des exercices, bâclé ses démonstrations, paniqué à la fin. Et pour comble de malheur, il affronte l’oral dans les premiers. Public, effrayant, l’oral est une épreuve à laquelle on ne peut s’habituer, un jeu du cirque programmé dans l’arène du Grand Amphithéâtre. Tous les Professeurs d’Anuvie y siègent, tous y compris Son Excellence Prescott aux si discutables méthodes d’éducation et Sa Majesté Philbert, pourtant débordée avec son dernier étage. Debout derrière un pupitre, bras plaqués le long du corps et buste planté bien droit, le candidat essuie des salves de questions. Ses réponses, justes bien sûr, doivent jaillir sans temps mort.
Espace accordé à la réflexion ? Nul. À Anuvie l’hésitation est un péché, l’esprit critique un crime.
– Quelle couleur prend le mercure associé à l’Être Supérieur ?
– Bleu nuit avec des reflets argentés.
– Quel lien établissez-vous entre l’ontologie et la mécanique astrale ?
Vaillant perroquet, Maila débite le cours de Métaphysique des Fluides tandis que, fier pachyderme en robe à volants, Madame Prescott se rengorge. C’est elle, Son Excellence, qui l’a formée ! Cette petite ira loin, elle l’a toujours dit ! Son enthousiasme lui ferait presque oublier la mise en garde de son collègue Philbert : « Un peu trop loin, même ». Un vrai bonnet de nuit, celui-là. De toute façon, N7 ne rime pas avec intelligence. Si Anuvie récompensait la matière grise, voilà longtemps qu’elle, Prescott, illuminerait les bas-fonds de N1.
– Merci, Mademoiselle Anger. J’appelle Monsieur Borrow au pupitre !
Jodick s’avance, front en berne, déjà coupable. Coupable de sa débâcle à l’écrit. Coupable de son incapacité à rivaliser avec les autres. Coupable de n’atteindre que péniblement lenivô, mesure de sa défaite et aller simple pour l’humiliation publique. Dans les gradins Maila souffre de son impuissance. Même sa chouette ne pourrait voler au secours de son ami.

Prescott fixe Jodick d’un air mauvais. L’air d’un chien lancé pour la curée ou d’un boa qui achève sa proie. Puis, dans un sourire glacial, elle assène :
– Quelle incidence a la technologie sur le substrat, Borrow ?
Jodick en reste bouché bée. Le substrat ? C’est une notion de N7, pas de N6 ! Il n’a pas le temps de protester que déjà, la matrone a tranché :
– Zéro pointé, je passe mon tour. À vous l’honneur, Maître Andrew.
Le Maître déplie sa longue carcasse, assouplit ses jointures et se gratte le nez avant de demander :
– La causalité est-elle une conséquence de la Nature ?
– N… Non…
Prescott se fend d’une moue outragée. Réalisant son erreur, Jodick corrige, trop vite et trop fort :
– Oui !
– Si c’est pas non, c’est oui, tiens ! aboie Son Excellence.
À cette seconde Maila la hait de toutes ses forces. Cette vieille peau fait tourner l’oral à la boucherie, massacre d’autant moins mérité que Jodick a trimé jusqu’à la moelle. Plus encore que son amie qui, à son cerveau défendant, ne cesse de le surclasser.
Indifférent à la panique de l’élève, Sa Majesté Philbert enchaîne :
– Quel concept qualifie le rapport d’incidence entre l’Être, E majuscule, et le néant qui, lui, n’excède pas le tiers de la valeur cotée par l’Esprit ?
Embourbé dans ces méandres stylistiques, le garçon roule des yeux terrifiés. Puis, acculé par le point d’interrogation, bredouille :
– Pou-pouvez-vous-répé… péter ?
Le chignon en crotte de Son Excellence manque de se décocher. Péter ? Le morveux a bien dit péter ? Ou répéter, peut-être ? Mais répéter, allons ! La question n’est-elle pas limpide ? Oser mettre en doute la clarté d’un Professeur ! S’il n’en allait que d’elle, l’impertinent serait rétrogradé, séance tenante, au Niveau 5. Mais Philbert, moins chatouilleux ou plus avide de prolonger la torture, reprend :
– Quel concept qualifie…
« Niveau ! hurle Maila en silence. Le concept, c’est niveau ! Niveau ! » Comme relié à elle par un fil invisible, Jodick inflige au jury un second puis un ultime affront : il se retourne pour chercher de l’aide. Et, dos offert à ses bourreaux, cueille sur les lèvres amies les deux syllabes de la délivrance, [ni] [vo], [ni] et [vo], qu’auréolé de triomphe, de candeur et d’insolence, il claironne à la ronde :
Ni-veau !

Prescott s’étouffe. Ses collègues aussi, mais en la toisant pour mieux rejeter sur elle l’infamie du gamin. N’est-il pas son élève, son disciple, sa Création ? La vénérable matrone, trop abasourdie pour se défendre, se borne à vociférer :
– Borrow ! Quelle indécence ! Borrow ! Quelle honte !
Elle se jure de sévir, de débarrasser Anuvie de ce cancrelat, de l’envoyer aux Usines, de châtier son complice. Aux Usines aussi, tiens, et d’une pierre deux coups ! Mais, mais… Si le complice était une complice ? Son Excellence pâlit. À la faveur d’un éclair devenu tempête, elle comprend tout à coup que le coupable, c’est elle. Maila. La très douée, la très discrète, la très brillante Maila Anger. Le petit génie qui ira loin, bien plus loin que le Niveau 7, bien plus haut que cet imbécile de Philbert. Maila sa préférée, son orgueil secret, son talon d’Achille. Maila qui à présent rouge comme une tomate, une écrevisse, un nez de clown, ose brandir dans les gradins le fanal vermillon de sa colère :
  Non ! NON ! C’est pas juste ! Prescott ! Prescott, espèce de…
Espèce de quoi ? Un retentissant « connasse » se heurte à la déconfiture du Professeur. Maila, sa Maila, l’aurait-elle insultée ? La vieille dame frissonne d’effroi. C’est impossible, insensé ! Impensable ! Mais sous l’effarement, la résignation pointe. En vertu des règles d’Anuvie, l’élève adorée s’est rendue coupable d’innombrables crimes : soutien apporté à un camarade, partage de connaissances, prise de parole non autorisée, perturbation d’un Examen, vulgarité, agression verbale. Et, sans doute plus grave encore, incitation à la révolte. Si les autres élèves l’imitaient, Anuvie serait la proie du désordre, de l’anarchie, de la chienlit !
Ça, Son Excellence ne peut l’accepter. Ses collègues non plus. Ils lui réclament une victime pour anéantir les germes de la révolte, affirmer l’ordre et la loi, appliquer le règlement à la lettre. Une victime pour servir d’exemple.
C’est ainsi que, la mort dans l’âme, la matrone à robe volantée lâche d’une voix mourante, filet qui couvre à peine les bredouillis d’un Jodick acharné à attirer le seul blâme sur sa seule personne :
– Anger, Tribunal Extraordinaire.

À suivre.

Photos : Herbert List, Jan Saudek.
Toile d'Istvan Sandorfi.

2 commentaires:

  1. Je ne sais pas quels sont les critères de sélection, ni les modes de lecture du comité de ce concours, mais j'attends de pied ferme celui qui, à ce stade du texte, ne réclame pas urgemment la troisième partie.

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  2. C'est la découpe sur des cliffhangers, comme on dit dans le jargon. Pour les critères de sélection, il y avait les habituels (respect du thème, qualité de la langue, grammaire, orthographe, etc.) mais le mode de sélection me reste assez nébuleux, j'avoue. Je crois que je vais arrêter les concours pour un petit moment, argh.

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Maintenant, à vous !