Visayas, Philippines, automne 2011.
Mingus se mouvait autour de moi. Combinaison, cagoule,
bottillons, bouteille… Sa tenue de plongée lui donnait l’allure d’un cosmonaute
en apesanteur dans le petit bassin de la piscine.
Face à lui je campais le
poids mort en bikini, un fardeau aux bras maintenus le long du corps par un
harnais, aux chevilles lestées d’une ceinture de plomb et au détendeur* serti
entre les lèvres. Mingus me désigna son octopus avant de m’adresser le signal
universel des plongeurs, un rond formé du pouce et de l’index.
« OK ? » Je lui retournai le signe convenu, un franc
« Oui » de la tête. Oui pour partager sa bouteille maintenant. Ôter
le détendeur, le remettre, le purger de son eau... Ce geste routinier, ce
n’était plus moi qui le maîtrisais mais lui, et cette totale absence de
contrôle me rendit l’opération moins familière, presque étrange.
Mon équipement rendu à sa liberté vogua à la dérive.
« OK ? » « OK. » Direction la zone la plus profonde de
la piscine. Prisonnière de mon harnais, j’étais incapable de nager. Ce fut
Mingus qui me tracta à vigoureux coups de palme. Moi, je me faisais l’effet
d’un ballot ayant gagné un tour de manège. Nous stoppâmes sur la haute
marche séparant le petit bassin du grand. Quelques centimètres, un saut,
et mes cinq kilos de lest me feraient couler à pic.
« OK ? » « OK. » Mingus accompagna ma
chute afin que l’octopus ne quitte pas mes lèvres. Mes genoux touchèrent le
carrelage sans heurt.
« OK ? » « OK. » Mon compagnon sortit une
longue corde de sa poche, la déroula, la glissa sous mon harnais, me libéra les
jambes et me lâcha. Aussitôt je remontai à plat ventre, paresseux ballon dont
la course s’acheva à mi-profondeur, une fois sa longueur de corde épuisée.
« OK ? » Pas tout à fait. Garder l’équilibre était
difficile. Chaque inspiration me projetait vers la surface, chaque expiration
vers le fond. Privée de l’usage de mes bras, j’oscillais de droite et de
gauche, croupe tantôt en haut, tantôt en bas. À l’affût de la
sensation unique de l’eau, cette magique suspension obtenue sans
effort, je fermai les yeux. Mingus m’aida en ajustant la corde. Plus courte,
elle restreignit ma liberté en me garantissant moins de turbulences.
Lorsque j’atteignis le point d’équilibre parfait, celui qui annule
toutes les forces et tensions, celui où, bien que captive, je me crus
entièrement libre, les iris de Mingus s’éclairèrent.
Que lit-il dans les miens
? Sans doute l’éclat de ma petite victoire. Complicité, partage, une pause pour
savourer l’instant.
Toujours reliée à mon compagnon par son octopus, je
regardais mes bulles se frayer un chemin jusqu’à la surface, à la fois absente
et lointaine, ici, dans l’eau tiède et là-bas, sous la voûte azur du ciel, à
l’intérieur de mon corps et en dehors, flottant comme ces particules qui s’en
allaient rejoindre le fond.
« OK ? » « OK. » Mon hareng
hollandais s’empara d’une autre corde. « Celle du rôti », avions-nous
plaisanté.
Une légère pression de ses doigts et je voltigeai, lente toupie dans
le bleu. Lents serpents gorgés de liquide, les extrémités de la corde
ondulaient tandis qu’elle, tendue, passait et repassait entre mes seins, mes
cuisses, en travers de mon ventre, de mon dos, de mes épaules.
L’adresse, la
précision et la rapidité étaient du côté de Mingus, la confiance et l’abandon
du mien.
Attacher et être attachée en piscine, puis en pleine mer… Cela faisait
des semaines que nous en rêvions. D’abord plaisanterie puis défi de coin de
table, le shibari sous-marin s’imposa peu à peu comme une évidence. Quelles
sensations procurait-il ? Personne, à notre connaissance, n’avait la
réponse, car personne n’avait réellement essayé. La réponse, nous, nous
l’avions enfin. C’était plus grisant que l’ivresse des profondeurs, plus
vertigineux qu’une descente sans fin, et plus dangereux que les deux réunis.
« OK ? » « Formidable ! »
hurlai-je. Mon cri explosa en une cascade de bulles. Mingus rit, heureux tel un
Maître qui a comblé sa soumise, avant de reculer pour admirer son œuvre. Son
visage resplendit de fierté et de désir. J’entrevis dans ses prunelles un
tableau mille fois contemplé sur la terre ferme : mes pleins soulignés et
mes déliés creusés par l’entrelacs des liens.
Mingus déroula sa dernière corde. Je lui tendis les mains. Il les
attacha paume contre paume. Je lui présentai aussitôt mes chevilles. Il les
attacha à leur tour puis, d’un brusque élan, tira. La tension m’arqua en une vulnérable
demi-lune.
« OK ? » « OK. » Je pris une
profonde inspiration. La partie la plus périlleuse de notre séance allait
suivre. Dans quelques secondes je me trouverais privée d’air puis de masque.
« Je peux ? », interrogea Mingus, l’index pointé sur mon
octopus. Je hochai la tête, à peine.
Il descella l’embout de mes lèvres puis le
lâcha à distance de bras, si proche et pourtant si inaccessible. Je savais
qu’il me le rendrait dès que j’en aurais besoin. Dès que, gauche, droite, ma
tête esquisserait notre signal de détresse.
Je le savais, oui, mais une part de
moi, enfouie, animale, l’instinct de survie sans doute, résistait
encore. Je pensai aux parachutistes contraints d’apprivoiser la boule en
expansion au creux de leur estomac. Se jeter dans le vide est contre nature. Se
couper d’air dans l’eau aussi.
Le sang cognait à mes tempes, drainant une foule d’images. Mingus
éméché au bar de la plage, clamant à qui voulait l’entendre que jamais, une
séance de bondage, surtout sous-marin, ne devait succéder à une dispute.
L’envie de meurtre serait trop forte.
Moi à Sipadan, hors d’haleine par vingt
mètres de fond, affolée de ne plus recevoir assez d’air, luttant contre
l’instinct qui m’ordonnait d’arracher mon détendeur pour respirer à pleines
goulées. La panique qui me brouillait l’esprit. La raison qui reprit le
dessus pour me sauver de la noyade.
Le supplice du seau, un bourreau
maintenant sous l’eau, jusqu’à l’extrême limite, la tête de sa victime. Une
presque scène de crime vue sur Internet : une femme nue gisant à plat
ventre dans une baignoire, les poignets ligotés, un tuba en bouche. Échouée
contre la faïence, elle semblait morte.
« OK ? » Tout à mon tsunami intime, je négligeai de
répondre. Aussitôt sur le qui-vive, Mingus m’empoigna le bras et insista, les
doigts joints.
« OK ? » Mon hésitation le poussa à saisir son
octopus pour l’amener à mes lèvres. Je serrai les dents.
« OK ? » Ses bulles me chatouillèrent le nez. J’eus envie
d’éternuer. C’était ridicule. J’avais déjà pratiqué l’apnée, retenu mon souffle
bien plus longtemps que d’infimes secondes. Que m’arrivait-il ? Moi la
femme-poisson, avais-je donc perdu le sens de mon élément ?
Ce fut l’orgueil qui mut ma tête de haut en bas.
« OK. »
« OK pour le masque ? » voulut confirmer Mingus.
« OK. » Lorsqu’il en fit glisser la bride, je lui jetai un ultime
regard. Soudain le monde bleu piscine s’évanouit, un barrage se rompit contre
mon visage, l’eau se rua sur mes yeux. Je les ouvris mais ne distinguai rien,
hormis une forme lointaine. Le chlore se mit à me brûler. Mes poumons devinrent
un bloc de feu. L’incendie se propagea à mon ventre, à mon sternum, à ma gorge,
à mon cerveau.
Toutes les alarmes de danger cornèrent à mes oreilles. Je voulus
y porter les mains. J’en fus incapable. Je me débattis pour me libérer,
m’enfuir, me précipiter vers la surface. Elle était si proche, un mètre à peine
que je l’atteindrais d’un coup de talon. Je ne pus pas bouger. Une terreur sans
nom me vrilla le cerveau.
Asphyxie. Black-out. Noyade.
La femme ligotée les poignets dans le dos, morte contre la
faïence, c’était moi.
Texte de l'ancien blog remanié pour une nouvelle.
2e dessin de Giger ; avant-dernière photo de Bruno Noventa.
Dernière photo réelle, prise lors d'une séance.
Dernière photo réelle, prise lors d'une séance.
* Source principale
d’air reliée à la bouteille de plongée au moyen d’un tuyau. La source
alternative porte, elle, le surnom « d’octopus ». Elle s’utilise
lorsque le détendeur ne fonctionne plus, ou se donne à un autre plongeur en
difficulté (manque d’air, problème d’équipement…). Le tuyau de l’octopus de
Mingus, plus long que la normale, nous permettait d’avoir une relative
autonomie.
On s'y croirait... l'idée me plait beaucoup (en ce qui me concerne, j'aurais enlevé le masque avant l'octopus...)
RépondreSupprimerSi c'est une histoire vraie... je veux la photo ! :p
Et une deuxième photo pour la route ! :)
SupprimerMerci Monsieur Méchant !
RépondreSupprimerL'histoire est vraie, j'ai ajouté une photo à la fin de l'article. Pas de très bonne qualité, hélas. Les séances étaient filmées par une Go Pro. Nous en avons organisé plusieurs mais lors de la dernière, celle sans masque sans air, la Go Pro a eu un souci technique et nous n'avons pas pu récupérer les images.
Il me reste juste quelques rushes, pas forcément exploitables : il aurait fallu un vrai cameraman/photographe qui se déplace autour de nous et prenne des clichés sans toutes les bulles...
Pourquoi le masque avant l'octopus ? Je crois qu'on n'y a jamais pensé dans ce sens-là, je préférais voir le plus longtemps possible pour communiquer, même de manière réduite, avec mon "shibariste-plongeur-source d'air".
Excellent, je n'avais pas vu la photo tant la lecture m'avait absorbé !
Supprimerça c'est du grand bleu :D
(Vous direz au modèle, qu'il est canon ! :p)
C'est normal que vous n'ayez pas vu les photos : je les ai ajoutées juste après votre commentaire, en me disant qu'en effet, elles apporteraient quelque chose au texte.
SupprimerLe modèle est ravi. :)
Ah, le modèle... J'en rêve encore...
RépondreSupprimerBon, on se le mange quand, ce confit, Alda ?
Mais en juillet, cher Stan !
RépondreSupprimerCool...
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