mercredi 6 mai 2015

Madame

Je pense souvent à elle. Des années, des dizaines d'années se sont écoulées mais je pense toujours à elle. 
Madame Rochard fut mon professeur dans un modeste collège de province avant que je ne déménage avec ma mère sur Paris. Le professeur principal de ma classe, aussi. D'une année sur l'autre nous nous retrouvions à l'identique, liés par le choix de l'allemand première langue.
À chaque rentrée le nom de Monsieur Rochard était accolé aux cours de grec, et celui de sa femme à notre classe, pour la français et le latin. De petits soupirs vite réprimés suivaient l'annonce de près. Nos rangs ne comptaient guère de rebelles.
Une seule fois je crois avoir entendu un "Encore ?!". Mais peut-être est-ce ma mémoire qui flanche car moi aussi, à l'annonce de son nom, je pensais "Encore ?!". Tant et si bien qu'au bout de deux ans et demi, je me mis à travailler avec un peu moins d'application.
Ce que Madame Rochard remarqua, évidemment.
Ce dont elle s'ouvrit à mes parents, bien sûr.
Loin de nier ce discret état de fait, ma mère lui répondit :
- Je crois qu'Alda a besoin de changement... Trois années consécutives, c'est, hum, peut-être beaucoup.
Lorsqu'elle me rapporta cette discussion, je fus frappée d'horreur. Comment avait-elle osé parler ainsi à la vénérable Madame Rochard ? Celle-ci n'était-elle pas blessée, furieuse, déçue et même, qui sait, avide de revanche ? Ne s'estimait-elle pas trahie ?
Pas du tout, me rassura ma mère. Ma professeure n'avait que hoché la tête, dit "Je comprends" et promis de se montrer moins exigeante avec moi.
La métamorphose de mon chien en Martien ne m'aurait pas davantage étonnée.

Madame Rochard tint promesse. Et, stupeur, me convoqua même pour me témoigner sa sympathieSon geste me sembla alors relever du prodige. Il aurait aussi stupéfié mes camarades qui, entendant "Mademoiselle, venez me voir à la fin de l'heure !", avaient parié sur une magistrale engueulade. 
Mon professeur ne changea rien d'autre, à commencer par son maintien impeccable. Son strict brushing disciplinait toujours ses cheveux teints en blond paille. Son maquillage était toujours discret, ses bijoux assortis, ses tailleurs sombres de bonne facture, ses talons carrés.
Sa silhouette resta mince, osseuse, presque maigre. Mon ancienne professeure combattait la mollesse de tous ses pores. En elle peu de douceur mais la raideur d'une autre génération, d'un autre temps.
La vieille école, comme on dit. Et vieille, Madame Rochard l'était déjà à mes yeux d'enfant, avec son visage ridé et ses mains tavelées.
Les yeux, justement. Les siens étaient d'un bleu limpide, éclatant, superbe. Un bleu implacable à vous foudroyer d'un regard, un bleu à vous escamoter sous le plancher.

Madame Rochard pensait, j'en suis certaine, que la façon de se tenir reflète l'éducation mais surtout la force d'âme. Pour témoigner de la sienne elle gardait en toute circonstance le dos droit, la tête et le menton haut.
Altière, oui, d'une supériorité que personne ne se serait aventuré à lui disputer.
Pas du genre à s'autoriser la moindre familiarité, elle avait les manières fermes et la démarche énergique, comme un général à l'oeuvre au champ de bataille.
Sa voix portait fort et loin. Il le fallait pour réveiller les endormis du dernier rang. 
Maîtresse-femme, dragon... Madame Rochard était sans doute tout cela, ce qui ne m'empêchait pas de l'aimer. Sauf que cet amour, je ne le compris que plus tard, lorsque je ne la craignais plus.

Les méthodes d'éducation de Madame Rochard feraient hurler les parents d'aujourd'hui. Une fin de journée, en réplique à un léger brouhaha, elle nous menaça "d'un contrôle si difficile que seuls les meilleurs éléments pourraient s'en sortir".
Le silence se fit sur le champ.
Madame Rochard était aussi élitiste que partiale. Sa préférence pour les élèves doués était visible, les noms de ses chouchous évidents.
J'étais l'un d'eux. Sa préférée, même, avec mes lunettes et ma frange de petite fille modèle.
Ainsi me gratifiait-elle de menus avantages. Une attention soutenue. Un compliment. Un point en plus sur une rédaction. L'honneur d'être choisie pour porter un mot dans la classe voisine. Petits riens qui à cet âge font la différence tant se sentir encouragé et même spécial est essentiel.

Pour nous inculquer la conjugaison, Madame Rochard ouvrait ses heures de classe par le rituel de la demi-copie, nom complet en haut à droite, deux ligne sautées, cinq lignes numérotées en ras de marge pour une note sur cinq.
Au bout de quatre contrôles on arrivait à vingt, et rebelote.
"Verbe apprendre, passé simple, 3e personne du singulier.
Verbe traire, imparfait, dernière personne du pluriel..."
Les indications se succédaient, rapides, et notre professeure n'aimait pas se répéter.
Elle ne se doutait pas que moi, la forte en grammaire si souvent citée en exemple, je copiais sur mon voisin de devant. Alain Deux, un sérieux compétiteur qui me surclassait en maths, fil de fer à lunettes que la classe appelait pour rire "Alain Trois". Mais il est aussi possible qu'elle s'aperçût de mon manège, auquel cas elle fit mine de l'ignorer. Me sanctionner lui aurait sans doute trop coûté.

Je dois énormément à Madame Rochard. C'est elle qui a en partie forgé mon esprit, m'a inculqué la rigueur, le goût comme la nécessité du travail bien fait et consolidé mon assise en français. Elle alimenta aussi ma passion pour la lecture, me conseilla des ouvrages que sans elle, je n'aurais jamais ouverts.
Mes parents n'étaient ni des intellectuels ni de grands lecteurs.
À mon installation à Paris, je pensais ne jamais la revoir. Elle appartenait à un passé de plus en plus ancien, bel et bien révolu.
Je me trompais.

Le jour de l'enterrement de ma mère, ma petite église d'enfance était comble. J'ai remonté la travée derrière son cercueil, chancelante, sans rien distinguer autour de moi, prononcé un hommage étranglé et serré des mains, des dizaines de mains.
L'une s'est tendue, fragile, osseuse, marquée de taches brunes. J'ai levé les yeux. Plongé, sous le bord d'un large chapeau, dans un regard bleu limpide assombri de chagrin.
Madame Rochard était là.
Vingt ans avaient passé. Des rides profondes, impitoyables, avaient beau marquer son visage, je l'ai reconnue sur le champ. Je balbutiai son nom, stupéfaite, touchée aux larmes par sa présence, ahurie de la voir se tenir devant moi, toute droite dans sa robe de deuil, si frêle que la moindre bourrasque l'aurait emportée.
Elle s'excusa de l'absence de son mari. Il était malade, très, mais elle avait malgré tout tenu à venir. Je faillis éclater en sanglots. Mon ancienne professeure aurait voulu me soutenir avec lui, Monsieur Rochard que je ne connaissais pas. De lui je ne gardais que quelques images d'enfance, un petit homme au crâne chauve, chic et un peu guindé dans ses costumes.
Nous eûmes à peine eu le temps de nous parler. Le brouillard m'enveloppait et il y avait déjà d'autres mains à serrer, d'autres condoléances à recevoir.
Lorsque le cortège se dirigea vers le cimetière, Madame Rochard avait disparu.

Madame Rochard m'avait laissé sa carte de visite. J'aurais dû lui écrire, au moins pour la remercier. Je ne l'ai pas fait. Je ne l'ai fait pour personne. Trop de chagrin.
Pour elle je m'en veux, beaucoup. Mes pensées me ramènent souvent à elle, presque chaque jour lors de certaines périodes. Je repense à son geste si généreux, à ses cours de français-latin dans le modeste collège de province, à son influence sur celle que je suis devenue.
Je me reproche mon silence comme la pire des impolitesses, une presque trahison. J'en ai honte.
Voilà des années que je songe à la retrouver. J'aimerais lui écrire, à cette femme qui a tant compté, lui dire ce qu'elle a représenté pour moi.
Une autre raison, aussi : je voudrais lui dédicacer un ouvrage, et je voudrais qu'elle le sache. Inscrire son nom en page de garde est ma façon de lui rendre hommage, d'honorer les graines qu'elle a semées en moi, de la faire vivre dans des foyers aux quatre coins de la France, sur les rayons d'une bibliothèque.
Quelle meilleure place pour elle ?
Davantage que les autres, c'est cette raison qui me pousse aujourd'hui à ne plus différer mon projet. Voilà des années que mes peurs me bloquent : peur de la déranger ; peur de lui paraître ridicule ; peur de ne savoir que lui dire au téléphone ; peur d'apprendre qu'elle est morte ; peur qu'elle ne se souvienne plus de moi ; peur qu'elle ait perdu la tête comme ma grand-mère car elle est très âgée, sans doute proche des 90 ans...
Peur, peur, peur, des peurs qu'il est plus que temps de surmonter malgré la peur, encore, de ne pas retrouver sa trace. Malgré celle, hélas probable, d'apprendre qu'il soit trop tard.
Tant pis. L'action et la certitude valent mieux que l'interrogation perpétuelle.
Mes appels d'hier n'ont rien donné. Je n'ai eu que des répondeurs, une ligne suspendue et une interlocutrice sans lien de parenté avec mon ancienne professeure.
Je réessaie ce week-end. Le week-end, les gens sont plus souvent à la maison.
Et j'espère, oui, fort, que Madame est au bout du chemin.



Photos : portrait de Katharine Hepburn par Richard Avedon ;
L'école : Robert Doisneau ; La femme-arbre : Veruschka par Holger Trülzsch ;
dernière photo de John Gutmann.

4 commentaires:

  1. C'est bien pour des textes de cette qualité et avec ce ressenti touchant que je viens régulièrement vous lire...

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  2. Merci beaucoup Stan, votre compliment me touche.
    J'ai réussi à parler à d'autres M. et Mme Rochard hier, mais toujours aucune piste, hélas. Une longue conversation, en revanche, avec un charmant Monsieur d'un certain âge (d'un âge certain). J'aime ces moments d'humanité et d'échange inattendus, ils donnent aussi sens à ma recherche.
    Amitiés malaises !

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  3. Il n'y a pas très longtemps, je me suis retrouvé à faire une présentation sur un boulot important, à deux rues d'un lycée où j'avais suivi les cours de la seule enseignante qui m'ait appris quelque chose, il y a un peu plus de quinze ans. Du coup je suis allé voir au lycée si elle était encore là, peut-être pour sa dernière année (elle n'était pas si âgée). Mais elle avait disparu, il n'y avait aucune trace d'elle dans les registres, les administratifs de mon époque n'étaient plus là, l'équipe enseignante avait totalement changé, il n'y avait même pas un vieux de la vieille qui a tout vu pour simplement se souvenir de qui je parlais.
    J'avais envie depuis des années d'aller lui dire merci, tout bonnement et j'ai saisi cette occasion... mais : le silence, la disparition totale.

    Si vous avez encore sa carte, écrivez-lui un mot. Si elle n'est plus de ce monde ou plus en état de la lire, elle aura peut-être des enfants à qui ça fera quand même plaisir de savoir que leur mère a suscité de la reconnaissance. D'une certaine façon, ce serait un juste retour des choses : les bons enseignants apprennent rarement le bien qu'ils ont pu faire, ils se contentent de l'espérer ; et si vous écriviez, vous ne saurez peut-être jamais le résultat de cette action, mais vous pourrez espérer.

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  4. Merci Ykm. C'est vrai que les enseignants savent très rarement l'influence qu'ils ont eue sur leur élèves, voire les vocations qu'ils ont suscitées... C'est dommage, d'autant qu'une telle reconnaissance viendrait saluer leurs efforts ! Je me fais souvent la réflexion qu'on dit surtout ce qui va mal, ce qu'on n'a pas aimé alors que le positif, lui, reste très peu verbalisé. Comme si exprimer des critiques allait de soi, alors que complimenter, féliciter seraient perçus comme des faiblesses et/ou réfrénés par une pudeur à mon avis mal placée.
    Certaines personnes disent "Pas besoin de faire des compliments (variantes : dire aux autres qu'on les aime, saluer leur efforts et leur réussite), ça va de soi !" Je ne suis pas d'accord... Même si cela va (parfois) sans dire, ça va mieux en le disant, et tout le monde s'en porte mieux.
    Baignerait-on à notre insu dans une culture qui met l'accent sur le négatif ? Quelle tristesse, je suis persuadée qu'on avance plus vite avec du carburant qu'avec des coups de bâton...

    Vous avez raison pour les enfants de Madame. Je n'y avais pas pensé, toute à ma quête que je suis de la retrouver, elle.
    Alors, encore merci.

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