samedi 23 août 2014

Choc culturel

Je suis partie au Japon nantie de mon ami photographe, d'une énorme valise à roulettes (plus jamais !) et de quelques commandes pour mon travail.
Première tâche : interviewer une fillette japonaise sur sa vie quotidienne. Je dois l'interroger sur ce qu'elle mange, ce qu'elle aime et n'aime pas, qui sont ses amies, quelles activités elle pratique, où se trouve son école... Des questions simples, en somme, et assorties de quelques photos.
Le problème ? Je n'ai aucun contact au Japon et pour le moment, dénicher mon "héroïne" s'avère compromis.
J'ai pourtant tenté ma technique habituelle : lier connaissance avec les employés de l'hôtel, discuter avec les commerçants, les garçons de café et ceux que le hasard ou la chance met sur mon chemin.
Philippines, Indonésie, Malaisie, Mongolie... Dans les pays bordéliques que j'affectionne, cette méthode est en général couronnée de succès. Même la mention des photos, qui fait souvent hésiter la famille, n'est pas un problème.
Mais au Japon et sans l'ombre d'un doute, ça ne marche pas.
Pas du tout, même.
D'abord, un faible nombre de Japonais parle anglais. Et le peu qu'il reste m'oppose soit un silence embarrassé, soit des regards soupçonneux.
Qu'est-ce que je fais là ? Qui suis-je donc ? Ce désir de rencontrer une fillette n'est-il pas suspect ? Des photos, ai-je dit ? Et des photos de quoi ? Oh, pas question !
Loin de tranquilliser mes vis-à-vis, mes explications paraissent redoubler leurs préventions. J'ai le désagréable sentiment d'être mise en examen, jugée avant même d'avoir pu plaider.
J'ai aussi l'impression, très forte, que chacun ici se protège derrière une façade tout aussi affable qu'infranchissable. Que la politesse souriante et sans faille équivaut à une fin de non-recevoir glacée. Que l'intimité est une bulle interdite, un plafond de verre auquel, jamais, je n'aurais accès.
Ce que je comprends, bien sûr. Nul n'est tenu d'ouvrir sa porte à un étranger.


Les jours passent sans l'ombre d'une solution. Bientôt je quitte la région, ce qui ne m'arrange guère.
Comment contourner la difficulté ? Impensable de repartir bredouille. Puis tout de même, je ne cherche ni un mouton à cinq pattes ni une soucoupe volante !
"Bon... Allons donc au plus simple !", me dis-je.
Française je suis, à l'institut français je me rends, et advienne que pourra.

Métro, immeuble gris, ascenseur, secrétariat désert.
Derrière le bureau, deux femmes. L'une, jeune, me salue dans un sourire. L'autre, âgée, fourrage dans ses papiers sans lever le menton. 
Un regard à la ronde. Personne. Même le téléphone reste muet. Tant mieux, j'aurais le temps de bien tourner mes phrases. Là comme ailleurs la formulation est essentielle - et sans doute davantage là qu'ailleurs.
Inspiration, expiration. Je me lance.
- Bonjour ! Excusez-moi de vous déranger...
Je me présente, m'explique, montre un aperçu de mon travail. L'institut pourrait-il relayer ma demande auprès de ses étudiants ? Adultes, ils doivent avoir des enfants que le projet séduirait peut-être, ou connaître des gens qui... Le bouche à oreille fonctionne, en général.
L'employée adopte une mine flottante puis scrute ses mains comme pour compter ses doigts.
- Un moment, s'il vous plaît...
Elle s'adresse longuement en japonais à sa collègue. Sa supérieure, sans doute, ou l'experte dévolue aux affaires épineuses. Plantée toute droite, je souris de l'air bête de ceux qui ne comprennent goutte.
Enfin la jeune femme se retourne vers moi :
- Désolée... Notre institut n'est pas habilité à promouvoir des événements non-officiels.
Des événements ? Je me récrie. Sûrement me suis-je mal exprimée. Quoique non-officielle, ma demande n'a rien à voir avec un vernissage, une sortie culturelle ou une soirée de gala. N'importe qui peut y participer. Un ou une de ses amies, par exemple. Ou un membre de sa famille. Ou sa collègue. Ou elle-même, pourquoi pas ?


Nouveau flottement. Nouveau recensement de doigts. Nouveaux palabres en langue de Murakami.
La réponse vient dans un petit rire gêné :
- Désolée, ma collègue et moi sommes célibataires !
Mon air ahuri doit parler à ma place. Je comprends alors qu'il n'y a nulle incompréhension : ma demande est claire, aussi limpide que malvenue.
Je comprends également qu'il ne faut pas insister, juste m'incliner et remercier. Cette fillette, je la trouverai par un autre biais.
Je comprends tout cela mais voilà, je suis têtue. Et encore plus têtue que polie, parfois.
- Oh, je vois... Une dernière faveur : pourriez-vous s'il vous plaît en parler autour de vous ? Peut-être quelqu'un serait-il intéressé...
La réponse fuse d'un bloc :
- Désolée, impossible ! On ne dirait pas comme ça, mais ma collègue et moi sommes surchargées de travail. Tellement surchargées que nous n'avons pas une minute à nous pour vous aider !
Mon regard embrasse le secrétariat désert, se pose sur le téléphone muet.
- On ne dirait pas comme ça ! répète la secrétaire.
"On ne dirait pas comme ça", en effet. J'étouffe le rire qui me gratte la gorge et souris de toutes mes dents sur un "Merci beaucoup".
On n'aurait pas dirait comme ça, mais je viens d'essuyer le plus cinglant des refus.

Fin de l'histoire : j'ai trouvé ma "petite héroïne" (pas par l'institut, bien sûr). Ce fut une très chouette rencontre entre elle, ses parents, le photographe et moi.
On n'aurait pas dit comme ça, mais tout était bien qui a bien fini !

Photos : Zhang Peng et Myron Davis. Pin-up de Gil Elvgren.

2 commentaires:

  1. Je ris aussi. Un peu jaune.

    Peut-être que par les blogs il est possible de trouver cette fillette, entre les familles expatriées, les blogueurs au japon, les lectures croisées...

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  2. Merci beaucoup Mars ! J'ai en fait fini par trouver, par l'intermédiaire d'une école. Ouf ! Et je me rends compte seulement maintenant que mon récit est ambigu, car écrit au présent (je suis rentrée en Malaisie depuis). Mais ce passage à l'institut m'a tellement marquée que j'avais envie de le raconter ici... Autres lieux, autres manières, on dira.
    J'ajoute de ce pas une petite note en fin d'article.
    Merci encore et amitiés !

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