jeudi 28 août 2014

L'espoir au coin de la rue

Le magasin de Lili a un nom destiné à lui porter chance : Hope Mart. Il est l'équivalent, en France, du "petit Arabe du coin", au Canada du "dépanneur indien" et aux Philippines du sari-sari. 
Riz, taille-crayons, légumes, levure à pain, boissons, épices, shampooings, couple-ongles, paracétamol, cigarettes... On y trouve de tout ou plutôt, on n'y trouve rien. Les marchandises débordent des rayons dans un indescriptible désordre, montent à l'assaut du plafond, des étagères rajoutées à la va-vite et du comptoir.
Pour parvenir aux frigos, il faut se frayer un chemin entre les caisses de livraison encore pleines. C'est rarement Lili qui les vide mais les clients qui, self-service oblige, piochent dedans.

Du matin tôt au soir tard, Lili trône derrière son comptoir. Reine incontestée de son royaume, elle arbore de fines lunettes dorées et des habits défraîchis. J'admire sa simplicité, sa force de travail et sa mémoire sans faille. Derrière des boîtes de conserve ou devant le troisième sachet à gauche du dernier rayon de droite, Lili a en tête l'exacte cartographie de ses marchandises. 
Souvent ses enfants sont là pour l'aider. Deux ados, un garçon et une fille qui lui ressemblent autant qu'ils s'ennuient. Juchés sur les caisses ou un vague tabouret, ils lisent, dessinent, bâillent ou contemplent le temps passer. Sûr qu'ils rêvent d'autre chose. S'amuser avec les copains, par exemple. Mais voilà, Hope Mart, petite entreprise qui ne connaît pas la crise, est avant tout une affaire de famille.
Lili est-elle mariée ? Sans doute, mais jamais je n'ai aperçu sa moitié.
Lili est et reste Lili, un singleton féminin aux commandes d'une caverne d'Ali Baba. 


Lili fut mon point d'entrée dans le quartier. Il y a six mois j'entrai dans son petit domaine ouvert à tous les vents. En milieu d'après-midi, il était bondé. Pressée par un Chinois sans âge et une jeune mère de famille, je fis la queue entre les patates et les bouteilles de Coca.
Une fois à la caisse, je m'exclamai :
- What a busy shop you have !
Lili acquiesça, flattée, non sans me gratifier d'un regard curieux. Résidentiel, privé de cafés à la mode et de boîtes de nuit, notre quartier est peu fréquenté par les expatriés. Et moi, trop blanche malgré le bronzage, trop blonde et trop bien vêtue, j'étais comme une erreur dans le voisinage.
Lili ne me demanda rien, pourtant, et sa discrétion me fit sourire. C'est souvent à des détails qu'on perçoit que notre vie, son décor et son cours ont changé. Irrémédiablement.
Le silence de Lili était un de ces "détails".

Aux Philippines mon exotique présence aurait déjà essuyé une triple salve de questions :
Qui étais-je ? D'où venais-je ?
Avais-je déménagé ici ? Oh, et depuis quand ? Et pour combien de temps ? Dans quel immeuble, quelle maison ? Seule ou avec mon mari ? Et mes enfants, alors ? À combien se montait le loyer ?
Et mon job, en quoi consistait-il ? Il payait bien, au moins ?
"Ne pose pas de questions, je ne te raconterai pas de mensonges..." La sage mise en garde d'un ex me revint en mémoire.
Aux Philippines je mentais, presque en permanence. Sur mon loyer indécent pour un pays pauvre. Sur mon travail, mes revenus, ma situation familiale, mes voyages... La sincérité ne m'aurait apporté que des ennuis. L'étiquette de blanche riche (déjà apposée, sans doute). Un cambriolage en mon absence (déjà vécu, sauf que j'étais dans la maison). Des rôdeurs autour de chez moi (déjà vécu, aussi).
Du harcèlement quotidien, en somme.


Michela était une des rares à connaître la vérité. Parce que lui mentir, c'était trop compliqué. Parce que mes mensonges n'auraient de toute façon pas réussi à donner le change.
Comme Lili, Michela tenait un sari-sari à côté de chez moi. Sauf que son commerce était encore plus près, juste au bout du chemin de terre qui menait à la route.
Assise derrière son comptoir bancal, Michela s'offrait les premières loges sur mes allers et venues. Elle me scrutait seule ou accompagnée, abattue ou guillerette, les bras vides ou chargés de course.
Elle tenait le décompte de mes passages à la ville voisine, des vêtements que je portais et de ceux que je donnais à laver. Elle m'informait des robes qui me flattaient et de celles qu'elle préférait.
Elle connaissait le nom de mes amis et le visage de mes amants. Enfin, pas de tous, car certains repartaient sans moi au petit matin.
Et quoique témoin privilégié de mon quotidien, Michela demeurait curieuse, d'une curiosité de chatte jamais rassasiée.
Comptais-je me rendre à la plage aujourd'hui ?
Qu'avais-je mangé ce matin ? Cuisiné ?
Et ce joli collier, combien il m'avait coûté ?

Au début j'appréciais Michela, ses airs ingénus et ses rires frais. Ses questions indiscrètes m'amusaient. Je n'y voyais pas malice. J'y répondais volontiers ou à dessein de travers, ce qui la mettait en joie.
- Mais pourquoi tu achètes autant de cigarettes ?
- Parce que je les collectionne, Michela. Et d'après mes calculs, il me manque deux mille pièces.
- Tu crois en Dieu ?
- Si Dieu existait, mon propriétaire arrêterait de louer ses villas à des Chinois ! Ils débarquent à dix, ils rotent, ils pètent, ils hurlent d'une terrasse à l'autre... Un raffut du diable, crois-moi !
Quand les questions m'irritaient, je les balayais d'un revers de main, la mine mystérieuse. Michela ne semblait pas s'offusquer de mes refus. Aux Philippines les contours de l'intimité n'épousent pas les mêmes courbes qu'au Japon, en France ou en Thaïlande.
Mes conversations avec Michela avaient des airs de jeu pour rire, d'inoffensive comédie sociale. Et souvent, elle était la seule personne à qui, de journées entières, j'adressais la parole.


À côté de Michela la Philippine, Lili la Malaisienne est une tombe, un barrage de retenue, une forteresse de silence. À part tenir une boutique remplie de biens de première nécessité, ces deux femmes ont peu en commun. À commencer par leur façon de me parler, façon en partie dictée par la culture de leurs pays respectifs.
Encore un de ces "détails" révélateurs d'un radical changement de décor.
Par exemple, il arrivait que Michela m'accueille d'un petit cri de joie. Dans la bouche de Lili un tel cri semblerait incongru, déplacé. Impensable, même.
Avant de me servir Michela papotait. Il y avait ses fameuses questions, bien sûr, mais aussi un pêle-mêle de tout et de rien, fatras de considérations météo doublées du menu du jour.
Lili, elle, ne gaspille pas une minute.
- What do you need today ?
Son "Bonjour" vient après ou pas du tout. Aucune importance. Lili n'est pas impolie, juste efficace, et ses quelques prévenances m'enchantent.
- Tenez votre sac bien serré, surtout ! Dans la rue, il y a des pickpockets !
J'acquiesce pour repartir comme une petite vieille, mes courses plaquées contre la poitrine.


Une unique fois, Lili me retint pour bavarder. C'était après la catastrophe en Ukraine, lorsqu'un avion de Malaysian Airlines transportant des civils fut abattu.
- Les pauvres, pauvres gens... répétait Lili les larmes aux yeux. Horrible ! Et avec la disparition du vol MH370, ça fait deux crashes pour la compagnie nationale. Elle ne va pas s'en relever, c'est sûr ! Les pauvres, pauvres gens...
Je serais volontiers restée à écouter Lili, à la consoler peut-être.
Mais cette seule fois-là, j'ai dû m'enfuir. Le tonnerre grondait au-dessus des immeubles. Garé en double file devant la boutique, Kelvin m'attendait.

Un sac et quelques sous, voici d'ailleurs venue l'heure de rendre visite à Lili. Ma collection de cigarettes a besoin de nouvelles pièces.


Dernière photo de Brassaï.

4 commentaires:

  1. Mais alors, comment connaissez-vous son nom, à cette discrète?

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  2. C'est moi qui ai joué les Michela : je le lui ai demandé. :)

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  3. J'arrive ici avec la sensation d'être dans le calme serein suivant l'orage. J'aime beaucoup cette tranche de vie. Je reviendrais surement vous lire

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  4. Merci beaucoup Marie. J'aime bien écrire ces petites tranches de vie, même si je me demande souvent si elles présentent un réel intérêt pour le lecteur. Vous me rassurez. Et vous êtes toujours la bienvenue, bien sûr !

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Maintenant, à vous !