dimanche 24 août 2014

Les daims carnivores

Japon, parc de Nara.


Le parc de Nara est célèbre pour ses daims. Il en abrite plus d'un millier en semi-liberté. L'allée menant au temple Todai Ji semble être un de leurs repaires favoris. Là, des échoppes vendent des paquets de "biscuits pour daims", et là, des nuées de touristes les achètent.
Sur les pelouses jouxtant le temple, daims et humains cohabitent en paix. Curieux, les seconds s'approchent. Nonchalants, les premiers se laissent caresser. Une fois satisfaits ou ennuyés, ils prennent le large sur une autre pelouse.

Dans tout le parc téléphones et appareils photos crépitent. Face à moi, un marié immortalise le faon qui renifle son épouse en robe meringue et vieilles baskets. Plus loin, un vieux mâle tente d'échapper au Chinois qui l'a choisi pour son selfie.
L'atmosphère est bon enfant, un coin de ciel bleu dans une radieuse journée de printemps.
Dans l'allée du temple, c'est une autre histoire. Dès que les animaux trottinent dans leur direction, des Japonaises s'en écartent en poussant de petits cris d'effroi. D'autres s'enfuient, leurs affaires plaquées contre leurs poitrines. Pour un peu, elles défendraient leurs biens et leurs personnes à coups de sac à main.
Peu charitable, je ne cesse de rire. 
- Avoir peur d'un singe, d'un chien ou d'une vache, je comprends... dis-je à Kelvin. Mais comment, comment peut-on avoir peur d'un daim ?


Une Australienne entre deux âges m'approuve.
- Je ne comprends pas non plus... Ils sont bizarres, ces Japonais !
Elle et moi tombons d'accord : végétarien, ruminant et pacifique, le daim et son mètre au garrot sont par essence inoffensifs. Quémandeurs et collants, certes, dès qu'ils avisent un biscuit, mais qui pourrait blâmer leur gourmandise ?
- Tu veux leur donner à manger ? me propose Kelvin en se dirigeant vers une échoppe.
Je n'ai pas le temps de répondre qu'il a troqué quelques yens contre un paquet de biscuits. Aussitôt les daims affluent en se poussant à qui mieux mieux. Poussé de droite et de gauche, Kelvin tangue jusqu'à moi pour se débarrasser des friandises.
Et là, je ne ris plus du tout. Je comprends.


Les daims se sont jetés sur moi et maintenant, ils luttent pour m'arracher les gâteaux. Je les en prive ? Ils protestent. Ils me lancent des coups de tête. Ils me bousculent à me faire tomber. Mais surtout, ils me mordent. Leurs solides dents traversent sans peine le tissu léger de ma robe.
Envolé, mon désir de ne donner qu'aux plus jeunes et aux plus frêles. Évanouie, ma soif d'équité. Malmenée en tous sens, je distribue mon bien au hasard.
Un gros mâle m'attrape cruellement la taille. Je crie de surprise. J'ai mal et surtout, je commence à avoir peur.
Il faut agir, vite. Je pense d'abord à me délester du paquet. Une fois la nourriture à terre, les daims se détourneront de moi et je serai sauvée.
Non. Pas mon genre, la défaite honteuse. Je préfère le combat.


Haut les coeurs ! Campée face à mes assaillants, je tente les repousser. Peine perdue. Leurs mufles et leurs bois m'encerclent, m'obligent à battre en retraite, me bloquent le passage.
Je m'essouffle tandis que, de son côté, la meute ne montre aucun signe de fatigue. Elle semble au contraire plus fringante que jamais et surtout, plus nombreuse. De seconde en seconde, ses rangs grossissent d'individus décidés à en découdre.
Acculée à une rigole, je ne peux plus bouger.
Si je recule, je tombe. Si j'avance, je me fais écharper.
Les carottes sont cuites, c'est la fin des haricots.
Pour un peu, je jurerais que mes adversaires suivent un plan bien rôdé, une tactique machiavélique destinée à m'arracher mes galettes.
Une percée, enfin.
Je m'élance pour courir, courir droit devant moi. Une marée de daims galope à mes trousses, me rattrape et me mords les fesses. Je beugle ma douleur, ma frustration et mon impuissance. Je tape sur une tête, une croupe, un dos. Je hurle "Non ! Non !".
Et, au cas où mes poursuivants comprendraient le français, j'ajoute :
- Assez ! Laissez-moi tranquille ! Allez-vous en !

Kelvin, hilare, contemple ma déroute. Il n'est pas le seul, loin de là. En me tournant je remarque les dizaines d'objectifs braqués sur ma personne.
Des touristes me prennent en photo. Deux Japonaises me filment avec leurs téléphones. Un grand-père me montre du doigt à ses petits-enfants.
Je dois être l'exemple de quelque chose, mais de quoi, au juste ?
Point de mire de tous, j'ai honte, le coeur qui bat la breloque, les joues qui s'embrasent et les jambes qui flageolent. Mon seul soulagement ? L'Australienne n'est pas là pour rire de ma déconfiture.
Alors qu'un daim engloutit mon dernier biscuit, je me fais une promesse solennelle : ne plus jamais me moquer.
Ne-plus-ja-mais-me-mo-quer.

Photos de Mr K.
Bien que fort réussies, elles ne reflètent pas,
hélas, l'extrême violence des scènes décrites (ah, aïe, ouille !).

7 commentaires:

  1. "Le daim est essentiellement herbivore ; il se nourrit d'herbes, de pousses, de feuilles, de glands, de châtaignes mais également de fruits, de baies et bourgeons. L'hiver, il mange du lierre, des ronces, du gui, des écorces, des genêts et des graminées sèches (foin)." (wiki)
    Il n'y a manifestement pas assez de nourriture dans ce parc, d'où leur agressivité. Quelle expérience déplaisante!

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  2. Coucou Ordalie !
    Re-bienvenue chez moi. :)
    Si, si, le parc est immense et les daims bien gras... Mais une gâterie, ça ne se refuse pas ! Les daims sont accros aux biscuits comme moi à mes mentholées (mais qu'est-ce qu'il y a donc dans ces fameuses galettes ? Je m'interroge, ah ah !).
    Kelvin et moi avons beaucoup ri de ma mésaventure, même si sur le coup, ce n'était pas très drôle... J'ai essayé de mettre de l'humour dans ce texte, pas sûre qu'il soit perceptible.
    En tout cas, cette course-poursuite japonais m'a remis en mémoire deux trucs :
    - même habitués à l'homme, les daims restent des animaux sauvages et la prudence reste de mise. On a tendance à l'oublier, ils sont l'air si inoffensifs.
    - ne pas rire avant de savoir. Heureusement que le ridicule ne tue pas, je serais morte, là !

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  3. Je ne regarderai plus jamais mes escarpins en daim rouge avec la même vénération !

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  4. Rires ! Le pire étant sûrement le manteau en poil de chameau... Les "vaisseaux du désert" sont de vrais sadiques qui vous mordent par-derrière, au moment où vous vous y attendez le moins... Et les tours de cou en poil de lapin, mazette ! Le lapin est un mammifère à haute dangerosité qui cache fort bien son jeu derrière des dehors paisibles (si, si).
    (Mais j'aime beaucoup les escarpins rouges.)

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  5. Je rêve, ou vous vous dévoilez un peu sur ces images ? Cheveux, vent et lunettes noire, la belle Alda au mileu des daims. Qui pour moi ne sont que des chaussures, comme pour Sophie... Ou une veste que j'aimais bien, qui appartenait à ma mère et que je lui ai piquée quand j'avais 14 ans, la déchirant au passage. Ce qui aurait pu me valoir une punition que nul ne m'administra alors que...

    Too old for a spanking ? Euh, bon, c'est un curieux adage.

    Never too old.

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  6. Non, vous ne rêvez pas, même si on ne voit pas vraiment le nouveau fond de teint (merci Lili). La faute au vent !
    Ah, et moi qui croyais que seules les filles piquaient les vêtements de maman ! Never too old, indeed. Même pour les couches et la tétine, bien que ce soit pas là un de vos fantasmes (ni l'un des miens, en fait).

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Maintenant, à vous !