dimanche 12 octobre 2014

Je suis une chaise

- Je voudrais être une chaise, dit Méline.
De l'autre côté de la planète, je ris. Mes yeux éclatent en milliers de pixels, un gris souris envahit ma bouche.
- Une chaise ?
Soudain l'image se fige. Me voici hilare pour dix bonnes minutes.
Dès que Méline raccroche, je lui envoie la photo de cette chaise, là, à gauche.
"Dans le mille ! me répond-elle aussitôt. Voilà exactement la chaise que je serais !"
J'ai aussi pensé à Higelin, Poil dans la main, mais cette chanson, Méline la connaît déjà :
"Un jour j'ai vu une chaise sur le trottoir /.../
Une vraie chaise de bar à putes
Une chaise à l'état brut
Qui avait dû en voir et en recevoir
Des culs..."
Et j'ai repensé à nos étés d'adolescentes, Sainte-Maxime Saint-Tropez Le Lavandou Bormes-les-Mimosas, à nos trajets dans la guimbarde de la mère de Méline.
À l'avant, Thiéfaine et Higelin s'égosillaient dans l'autoradio.
À l'arrière, Méline et moi, craquantes de sel et peaux tannées, gorgées de soleil et affamées de nos baignades.
Un jour sur une grande roue de la côte, une belle frayeur. Le manège s'immobilisa alors que nous étions tout en haut, dans une frêle nacelle chahutée par le vent.
Tombera, tombera pas ?
Certaines de mourir, nous nous regardâmes, pétrifiées, puis nous serrâmes l'une contre contre l'autre, intensément.
- Je t'aime ! hurla Méline dans mon cou.
- Moi aussi !
Et, dans un chuintement de métal, le manège se remit à tourner.
C'était le paradis, un fragile paradis voué à disparaître.

Méline et moi nous sommes rencontrées dans la cour de l'école primaire. Elle un peu timide, sur la réserve. Moi, infernal garçon manqué, poussant les p'tits gars du haut du toboggan et leur aspergeant les yeux de sable.
Comment, si opposées, sommes-nous devenues amies ? Aucune idée.
Mais je me souviens, oh oui, des après-midis de jeux dans le grenier de Méline. C'était le rituel des Barbie et des disputes. Moi qui méprisais les poupées, je faisais alors une exception. Et je voulais, bien sûr, la même Barbie que mon amie, encouragée par sa mère qui répétait :
- Alda est ton invitée, laisse-la choisir ! Tes poupées, tu les as toute l'année !
Mais Méline ne l'entendait pas de cette oreille. Elle attrapait la Barbie par les bras, moi par les jambes et chacune, nous tirions. Assez fort pour tester notre motivation, celle qui lâche a perdu, pas assez pour démembrer l'objet de nos convoitises. Souvent des claques et des jurons s'en mêlaient.
La deuxième dispute surgissait lors du choix du prénom. Méline voulait baptiser sa poupée du nom de sa mère. Et comme la mienne portait le même prénom, je clamais qu'ainsi ma poupée s'appellerait. Que cela plaise ou non à ma chère ennemie.
Le ton montait.
- Je l'ai dit la première !
- Non ! Tu mens !
- Non, c'est toi la menteuse !
Très vite nous nous battions à coup de cheveux tirés, de poignets tordus et d'ongles rentrés dans la chair. Si profondément que quatre ongles de Méline marqueraient mon bras pendant une année entière.
Nos parents n'ont jamais soupçonné notre violence. Elle les aurait terrifiés, sans doute.


Dès mes treize ans, j'ai suivi ma mère à Paris. Nouveau collège, nouvelles amies, nouvelles préoccupations, nouvelle vie... Méline et moi aurions alors pu, et si facilement, nous perdre de vue.
Cela ne s'est jamais produit.
À la vingtaine, mon amie "monta" à son tour à Paris. L'occasion était trop belle, presque inespérée.
Je sondai ma mère : accepterait-elle que j'habite avec Méline ?
Avec tout autre que cette compagne d'enfance, ma mère aurait sans doute refusé. Que je quitte le nid lui fendait le coeur... Mais sans surprise, elle accepta et je pris mon envol.
C'est donc avec Méline que je louai mon premier appartement.
Station Dugommier, cinquième étage, trois-pièces vieillot, mal isolé, mal insonorisé, doté d'un bout de balcon.
Le luxe pour moi à peine sortie du giron maternel. Cigarettes, whisky, confidences et films jusqu'à pas d'heure, éclats de rire et petits drames.
Une grosse dispute, un jour, me fit claquer à toute volée la porte de ma chambre. Coincée par l'impact, la main de Méline. Elle hurla. Ma colère fondit aussitôt en désolation et remords.
La réconciliation fut immédiate, elle jurant qu'elle n'avait pas si mal et moi pleurant sur ma bêtise.
J'avais un affreux chien que Méline sortait autant que moi, beaucoup d'amants et elle un seul petit ami. Qui est encore son compagnon aujourd'hui, un majeur tendu aux amours éphémères.
Elle affirme en riant qu'elle est "monobite", un terme qui fait les délices de nos conversations. Mon statut de "pluribites", jamais mon amie ne l'a jugé, et encore moins condamné.
- J'aime la jouissance libre, dit-elle. Et toi, tu es si libre que tu es presque mon modèle !
Le corps qui exulte, voilà ce qui réjouit Méline.

Mon amie aime les intérieurs rustiques, les meubles anciens, les bibelots et les tentures polis par l'histoire et le souvenir. C'est d'ailleurs à elle que j'ai pensé en visitant ma nouvelle maison.
Des objets hérités de sa famille ornaient sa chambre aux rideaux pourpres, étrange contraste avec la mienne si moderne et en désordre.
- T'es pas très douée pour le ménage... disait-elle en brandissant la serpillière et le balai.
- Nan, je suis une handicapée de l'aspirateur !
Pour vivre en harmonie avec moi, mieux valait ne pas être maniaque.
Je me souviens des courses géantes au supermarché discount, budget d'étudiantes oblige. De ce sac de voyage bourré de victuailles que nous portions à deux et à grand-peine, chacune arc-boutée sur une lanière.
Je me souviens de nos dimanches aux Puces, de ces monceaux de vêtements que nous tournions et retournions à la recherche de perles rares. Cette mode, à présent du dernier chic, s'appelle vintageVintage... Le mot nous aurait beaucoup amusées, à l'époque.
Je me souviens de Charlie, l'amie paumée de Méline, une brunette apprentie-comédienne qui soignait sa dépression au Prozac. Charlie cherchait à se loger à Paris sans trouver de studio à son goût. Elle arriva chez nous avec deux valises, pour quelques nuits de dépannage, et s'incrusta trois ans.
Très vite Méline ne supporta plus Charlie, ses humeurs en dents de scie, ses mensonges incessants, l'obsession qu'elle vouait à son image, sa manie de vider le frigo et de piquer nos affaires.
Très vite l'atmosphère tourna à l'orage, un orage que j'échouai à apaiser.
Puis Méline partit.
Puis je déménageai, encore.

Station Jaurès, un deux-pièces biscornu à conquérir à la force du mollet. Méline n'a jamais posé les pieds dans ce nid d'aigle. Nous nous téléphonions toujours, peut-être moins souvent.
Mon amie fut la seule à me rendre visite dans mon nouveau "chez-moi", une bâtisse giflée par les vents au fin fond de la lande bretonne. Rude contraste avec ma vie parisienne si urbaine, affairée, occupée.
Méline aima aussitôt ce paysage du bout du monde, la plage déserte et la mer torturée aux reflets gris. Elle fut conquise, aussi, par l'un des chiens de la maison. 
- Je le regarde et je vois une personne ! disait-elle.
D'une délicatesse toute féline, à l'intelligence affutée et au regard perçant, Beltenn n'était en effet pas comme les autres.
Puis je quittai mon compagnon et retournai à Paris.
Puis Méline eut des enfants.
Puis je me mis à voyager, de plus en plus.
Nos vies si différentes auraient pu nous séparer. Elles nous rapprochèrent.
Pour l'aînée de Méline, je suis "la femme aux longues bottes", une Amazone qui s'invite trop rarement chez elle.
Méline et ses filles suivent mes périples depuis leur cuisine. Une carte géante y est punaisée, sans doute un peu en mon honneur. En voyage je leur achète des babioles, un éventail japonais, un kaléidoscope, des bijoux indiens, des cartes postales thaïes...
Il paraît que ces colis font leur bonheur. Ils contribuent en tout cas au mien.
Comme Méline, tout éloignée qu'elle soit. Être loin n'empêche pas d'être proches.

2e photo de Dru Donovan ; dernière photo d'Abbas. 

La chanson d'Higelin :



10 commentaires:

  1. L'on voyage bien avec vous, avec vos mots, madame. Dans votre vie poétiquement partagée, vos amitiés uniques, vos séjours exotiques.
    On voyage bien, avec vous, madame...

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Venant de Monsieur Paul Auster, le compliment ne peut que me toucher.
      Alors, merci.

      Supprimer
  2. Un pivot c'est un pivot, il est toujours au centre, peu importe la longueur de la corde au bout de laquelle on tourne autour.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. C'est exactement ça ! Si tu le permets, je note cette phrase dans mon petit carnet de route... Je la lirai très bientôt à Méline.

      Supprimer
    2. Tu fais ce que tu veux, et tu lui passes mon bonjour sororal, à ton oiseau. Et en vérité, on ne tourne pas droit autour de ces pivots là. Souvent, on oscille plutôt.

      Supprimer
    3. Bien d'accord avec toi. Et pour filer la métaphore, la corde de l'amitié est plus moins tendue selon les époques, les moments de vie. Avec Méline, même si on se perd de vue un moment, on se retrouve à chaque fois comme si c'était hier. Une amitié qui abolit le temps, en quelque sorte.

      Supprimer
    4. MA Méline à moi appelait ça faire esprit commun, quand nous étions petites. le ton de tes courriers privés me rappelle à quel point ses lettres, remplacées par le bout du fil, me manquent. Je la retrouve dans deux jours.

      Supprimer
    5. "Faire esprit commun", j'ai beaucoup... Tu as raison, les lettres et le bout du fil, ce n'est pas tout à fait la même chose. À choisir, je préfère Skype pour jouir de l'image en même temps. J'ai gardé toutes nos lettres, elles sont à présent dans un garde-meuble de la région parisienne... Autant dire inaccessibles.
      Profite bien de ta Méline ! C'est important de se retrouver comme au bon vieux temps. Avec la Méline du récit, on se dit souvent qu'on finira dans la même maison de retraite, à mater les p'tits vieux nos voisins et à boire notre soupe à la paille...

      Supprimer
  3. Ces amitiés c'est tellement beau (J'ai un côté ravi de la crèche, faut pas m'en vouloir)

    RépondreSupprimer
  4. Mais moi aussi, je suis une ravie de la crèche, et je le revendique ! C'est une belle qualité, et tant pis pour l'appellation un peu niaise.

    RépondreSupprimer

Maintenant, à vous !