mardi 14 octobre 2014

La nuit et la mousson (fin)


Après une longue marche, Atniel et moi atteignîmes enfin l'hôtel. Je me délestai de mon sac plus lourd que deux ânes morts, étendis mes jambes, massai mon dos en charpie.
- Une chambre pour deux ? s'enquit le réceptionniste.
- Non, deux chambres simples, please.
Mine ennuyée en retour.
- C'est que... Aujourd'hui, nous sommes complets. Il ne me reste qu'une chambre double. Désolé.
Atniel et moi échangeâmes un regard.
- Ça t'ennuie de partager ? demanda-t-il.
- Pas du tout. Et si une chambre se libère demain, je déménagerai.
- Va pour la double, alors !
L'employé nous tendit la clef, soulagé.
- Si vous voulez dîner, ne tardez pas. Notre cuisine ferme dans vingt minutes.
Atniel et moi déclinâmes la proposition. Nous avions moins faim que hâte de nous reposer.

La chambre était grande, propre et sans fioritures. Je souris. Bizarre de la partager avec un complet inconnu, tout sympathique fût-il. De vieilles histoires de filles violentées derrière une porte close, abusées pendant leur sommeil et détroussées au petit matin me traversèrent l'esprit. Je les balayai d'un revers de main. Mon intuition me soufflait de faire confiance. Jamais, jusqu'alors, elle ne m'avait trompée.
De toute façon, je n'avais guère le choix. Hors de question de sortir seule dans la nuit noire, d'emprunter seule la route déserte menant au centre-ville, de taper seule aux portes des hôtels. Et le lit était par bonheur un vrai deux places, pas un mouchoir de poche qui nous forcerait à dormir collés.
- Atniel, prends ta douche en premier ! Je peux attendre.
Il me remercia. Je gloussai tandis qu'il cherchait son nécessaire de toilette. Son sac à dos était rempli de sacs. Des petits et des grands, des vides et des bourrés, des blancs et des bariolés, une nuée de sacs qui débordaient sur le plancher.
- Tu fais collection ?
- Non, je protège mes affaires ! Une fois, le coffre du bus fut inondé d'eau sale. Impossible de porter un seul vêtement après ça. Tous sont ressortis tachés, dégueulasses, empestant le moisi... Tu imagines !
Je ne souriais plus, du coup. Et me promis de piquer, à l'avenir, sa bonne idée à Atniel.

Une heure plus tard, la faim se mit à nous tenailler. Je pensai avec regret aux plats mitonnés par le cuisinier de l'hôtel. Qui, à près de minuit, devait être rentré chez lui.
- Alda ? Je crève la dalle, pas toi ? Essayons de trouver une épicerieLe coin semble désert, mais avec un peu de chance...
Sitôt dit, sitôt fait. Nous longeâmes les ruelles sombres en vêtements légers, affamés et insouciants.
Erreur. Depuis notre chambre nous n'avions pas entendu le vent tourner, un vent qui nous giflait à présent de ses bourrasques. Très vite la pluie s'en mêla. Un déluge de mousson, imprévisible et torrentiel, un rideau d'eau qui nous masquait le ciel, les maisons, les pavés.
En deux minutes nous fûmes trempés jusqu'aux os. Nos pieds, nos chevilles, nos mollets baignaient dans une crue noire. Je songeai à tous les immondices charriés par le courant, à une blessure qui, lors d'un précédent voyage, s'était infectée à force de mariner dans la fange. Je grimaçai de dégoût.
- Tu veux rentrer ? hurla Atniel par-dessus les cataractes et le tonnerre.
Je déclinai d'un geste. Impossible d'être plus mouillée, et je n'allais pas fondre. Quant à s'abriter, inutile. La tempête pouvait durer des heures. Mon estomac n'aurait pas la patience d'attendre si longtemps.
Je rassemblai mes cheveux en chignon, essorai ma chemise, remontai ma jupe jusqu'aux cuisses pour continuer à avancer. Atniel pataugeait à ma hauteur. Il vacilla, glissa, perdit une sandale.
- Wait, please !
Il se pencha pour le rattraper, fouailla la boue à pleines mains. Je me mis à rire, follement. Que faisions-nous là, égarés sous un cataclysme de fin du monde ? Tout me semblait ridicule, décalé, absurde, un de ces rêves loufoques dont nos cerveaux ont le secret.
Soudain Atniel bascula la tête contre le ciel d'encre et rugit. Entre ses doigts ruisselants, sa sandale brandie tel un trophée.

Notre marche sembla une éternité de trombes d'eau et de dérapages incontrôlés. Et si ce quartier s'animait le jour, il se résumait, la nuit, à une enfilade d'échoppes closes. Nous étions sur le point d'abandonner lorsqu'une pâle lueur troua l'obscurité. 
Une épicerie.
Nous nous y engouffrâmes en courant. Tiré de sa torpeur, le patron nous décocha un regard effaré. Il s'attendait à n'importe quoi, sauf à deux touristes aussi hilares que trempés.
What do you want ?
- Food ! fut notre réponse enthousiaste.
Food ? Oh...
Le brave homme avait de l'encens, des bougies, des allumettes, de l'huile et des épices. Mais de la nourriture, pas vraiment. Enfin si, il avait du pain. Différents types de pain, même. Des faits maison, des industriels emballés sous plastique, des rassis et des frais comme de la brioche. Quant à étaler quelque chose dessus, autant oublier à moins d'adorer les tartines à l'huile.
- Désolé... Ça vous ira quand même ?
Atniel et moi opinâmes du menton. Il fallait bien que ça aille.
Nous comparâmes une multitude de pains, en choisîmes certains et en rejetâmes d'autres en fins gourmets de la boulange. Vendre autant en pleine nuit ? Le marchand n'en croyait pas sa chance.
Dehors la pluie s'était calmée. Chargés de pains jusqu'aux dents, nous retournâmes à l'hôtel pour dévorer notre festin.
- Un peu de foie gras avec ton pain ? plaisantai-je.
Mon compagnon feignit d'étaler le précieux pâté sur sa tranche molle et me la tendit dans une courbette. Je m'esclaffai de bon coeur.
Une fois rassasiés, nous rangeâmes nos victuailles dans leurs sacs. Qui étofferaient, je n'en doutais pas, la collection d'Atniel.
- Et devine quoi, Alda... Voilà notre petit-déjeuner de demain !

Ce repas sans saveur, à la bonne franquette sur un lit, reste l'un de mes meilleurs souvenirs de voyages, un qui n'a pas pâli en dépit des années. 
Je me souviens que le lendemain, Atniel et moi nous offrîmes un gueuleton de rois. Et lorsqu'une chambre se libéra dans l'hôtel, je ne la pris pas. Dormir avec mon compagnon d'aventure ne me posait aucun problème. Jamais il ne se permit un geste ou un propos déplacé.
Au fil des jours nous explorâmes ensemble Rishikesh, testâmes une foule de restaurants et de plats. Les silences d'Atniel ne me dérangeaient pas. Je respectai sa solitude comme il respectait ma rêverie.
Notre prochaine destination nous sépara. Je retournais à Delhi alors qu'Atniel se dirigeait vers le Ladakh.
Quelques mois plus tard je reçus un mail de lui. Atniel était bien rentré en Israël. Il se rappelait avec bonheur notre marche sous la mousson et notre repas de pains. Il me souhaitait le meilleur, dans le futile comme dans l'essentiel.
Je félicitai mon intuition qui, une fois encore, ne m'avait pas trompée. Cet Israélien était vraiment un chouette gars.

Pour qui s'ouvre le voyage est un brassage, une magnifique opportunité de s'ouvrir aux autres, de se décrasser le cerveau et l'affectif. J'espère que jamais ma défiance envers autrui ne surpassera ma confiance.
Probable que non. J'ai fait trop de belles rencontres. 

1re photo de Marcel Bovis.

6 commentaires:

  1. Ton texte me fait gamberger. Est-ce que Atniel était réellement un "good guy" et que tu n'avais rien à craindre, ou bien était-ce un "bad guy" qui aurait pu abuser, mais qui fut désarmé par une sorte de sincérité de ta part ?
    En d'autre termes, c'est-il adapté à ce que tu souhaitais qu'il soit ?
    Est-ce que nous ne nous adaptons pas inconsciemment les uns aux autres pour que la relation soit agréable ?
    Est-ce l'intuition qui était bonne, ou est-ce ta sincérité qui a contraint Atniel à t'être agréable ?
    Belle rencontre, en tous cas...

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    1. Bonsoir Coldbear,
      on peut en effet se poser la question... Pour Atniel, je suis convaincue qu'il était un vrai "good guy". Attitude prévenante au quotidien, gentillesse spontanée, respect... Difficile de les contrefaire des jours d'affilée. Le masque finit par craquer, surtout quand tu es quasi 24h/24 avec quelqu'un.
      Ton comm' m'a remis en tête un souvenir pas très joyeux. Mais pas de voyage, celui-là, car la scène s'est déroulée juste à côté de chez moi, à Paris.
      En plein après-midi je croise un gars que j'ai cru, sur un simple coup d'oeil, en tenue de peintre en bâtiment (salopette et vieux T-shirt tachés). Deux minutes plus tard, je reviens sur mes pas pour rentrer chez moi. Je revois le gars, ce qui m'a paru bizarre car il se dirigeait un peu plus tôt dans l'autre sens. Il aurait donc dû s'éloigner au lieu de se rapprocher de moi. Là, je remarque que ses habits n'ont rien à voir avec la peinture. Il s'agissait plutôt d'un homme en voie de "clochardisation".
      Je continue à marcher, le gars est derrière moi. Je traverse deux rues pour arriver dans la mienne, le gars me suit toujours. Ma petite sonnette d'alarme se met à tinter de plus en plus fort.
      Juste avant ma porte d'immeuble, je m'arrête, je me retourne et lui lance dans un grand sourire, presque en riant :
      - Hé, mais vous me suivez ?
      Il rit aussi, nerveux, et me répond :
      - Non, non, pas du tout !
      Je le laisse passer et là, le choc : sa main serrait un gros tournevis. Je ne veux même pas imaginer ce qu'il s'apprêtait à me faire avec... Ce jour-là, je l'ai vraiment échappé belle, et c'est mon attitude qui m'a sauvée : aimable, presque rigolarde. Si j'avais agressé verbalement cet homme ou si je lui avais montré ma peur, il m'aurait sans doute attaquée. Mais je l'ai tellement pris au dépourvu qu'il a passé son chemin...

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    2. Tu es une conteuse.

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  2. Si je me souviens bien, (la rencontre avait eu lieu à l'aéroport) ce n'est pas la seule fois où tu te trouvais à "devoir" improviser le partage d'une chambre d'hôtel. Avec, forcément à priorori a good guy. Tellement même, que .... . Comme quoi, tu démontres là une rareté : les mêmes causes ne produisent pas toujours les mêmes effets. Pourtant, une loi physique s'il en est.

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    1. Oui, Slev, tu as absolument raison. La deuxième fois, c'était au Laos, à Vientiane, deux ans plus tard. C'est ainsi que j'ai rencontré Pierrick, et que notre relation en pointillés a commencé. Nous nous sommes vus pendant quatre ans, dans un pays différent (presque) à chaque fois. Atniel était un peu trop jeune pour moi, qui suis depuis mon adolescence attirée par des trentenaires... Serait-ce une loi physique ?

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