mardi 12 août 2014

Le cil du loup

Juillet 2009.
- La lucidité ne rend pas heureux, me lance mon médecin installé derrière son bureau.
Lui qui depuis des années en voit défiler, des femmes, leur annonce de bonnes mais aussi de mauvaises nouvelles, il parle en toute connaissance de cause. Il a trop roulé sa bosse pour proférer des idioties.
Lucidité, acuité ou clairvoyance, les mots sont d'ailleurs interchangeables.
"La lucidité ne rend pas heureux."
Comme toujours il a raison, mon médecin. N'empêche que son diagnostic me cueille par surprise. Frappée par une gifle.
Ses mots, je les ressens à fleur de paupières, dans ma poitrine nouée et mon ventre douloureux.
Je fixe par-dessus ses papiers en désordre sa blouse blanche, son visage vieillissant, l'humanité dans ses pupilles et sa bouche qui ne se veut pas cruelle.
"La lucidité ne rend pas heureux."
Il n'énonce qu'une vérité, après tout. Une vérité que, sans doute, il m'estime en mesure de supporter. Peut-être même sa franchise est-elle un compliment ou un hommage.
- Mais alors quoi ? On se voile la face, on se raconte de jolies histoires ? Et pour quoi, au final ? Pour douiller encore plus ! Non, non. S'abuser est pire que la vérité, je crois.
Mon médecin me retourne un sourire triste. 
Chacun trouve ou choisis les arrangements qu'il peut avec la vie, semble-t-il penser. Ou pas d'arrangements du tout, quitte à devenir fou.


"La lucidité ne rend pas heureux."
Des années plus tard, la sagesse de mon médecin me poursuit toujours. Et depuis que j'ai relu Femmes qui courent avec les loups, j'ai donné un nom à cette lucidité : le cil du loup.
Le cil du loup, c'est un révélateur d'hypocrisie et de mensonges, un pourfendeur d'ornements et d'artifices. Le cil du loup, c'est la connaissance brute, le savoir immédiat. Lui seul permet de faire des choix éclairés et non aveugles.
Le cil du loup dote en effet son propriétaire du don de "claire vue", de la capacité à pulvériser la croûte des apparences pour atteindre la vérité nue, sans complaisance ni amortisseurs.
Souvent triste, la vérité. Bassesses, calculs et tromperies sont rarement plaisants à contempler.

Elle portait à son oeil le cil du loup
Et voyait à travers lui leurs véritables motivations
Comme elle ne l'avait jamais fait.
Alors quand le boucher posa sa viande sur la balance
Elle vit qu'il pesait dessus avec son pouce.
Et quand elle vit son soupirant
Qui soupirait "Je suis parfait pour toi"
Elle vit que ce soupirant-là
N'était même pas bon à quoi que ce soit.
De sorte qu'elle fut à l'abri
Sinon de tous les malheurs du monde
Du moins d'une grande partie.*


Pour la jeune femme du conte, le cil du loup est l'instrument de son bonheur et de sa liberté.
Bonheur, liberté... L'un ne va pas sans l'autre et pourtant, les deux ne s'accordent pas toujours bien.
Le cil du loup a beau m'être indispensable, pas sûr qu'il me rende heureuse. Les illusions, les jolies histoires et les petits arrangements, c'est quand même confortable.
Sur la fin de ma tranche de vie philippine, cette clairvoyance m'empoisonnait. Elle me rendait furieuse, amère, asociale, m'enfermait dans ma maison à remâcher ma rancune comme une vieille chique, crispée dans la colère comme dans un bain trop froid.
J'avais accès à ce que mon amie Bertille appelait là-bas "la deuxième couche" : les calculs derrière les sourires de façade, les mensonges jurés la main sur le coeur, les déclarations qui ne seront jamais suivies d'effet, toute cette comédie vidée de douceur, de gentillesse et d'âme.
J'aurais aimé y croire. Je n'y croyais plus.
Je savais et j'aurais aimé "dé-savoir" en oubliant que toute connaissance est acquise.
Ôter le cil du loup pour me laisser bercer un peu, encore un peu, m'abandonner à de rassurantes illusions, me mentir au nom d'une immédiate tranquillité. Plus dure serait la chute ? Tant pis. J'aurais gagné un sursis de repos.
Parce que savoir, c'est épuisant. La vérité est cruelle et sa cruauté est triste.
Dur de le supporter, parfois. Et à trop vivre dans cette vérité, on se fait vite traiter de désespéré ou de cynique (parfois les deux).


Le cil du loup entre en conflit avec mes aspirations profondes, heurte ma conception des rapports humains et plus encore, ma vision du monde.
J'aimerais par exemple croire que les gens ne poursuivent pas toujours leurs intérêts, surtout lorsqu'ils sont mal fondés.
J'aimerais croire que seule la vérité libère, mais on affirme aussi que toutes ne sont pas bonnes à dire.
J'aimerais être entourée d'honnêteté, de douceur et de bonté. Voeu pieux pour qui descend d'une famille aussi bancale que déchirée que la mienne, mais certaines louves restent naïves, faut croire...
Le cil du loup me blesse, mais d'une blessure peut-être nécessaire. Peut-être ou sans doute ?
Peut-être n'est-ce qu'une question d'acceptation. Accepter les choses et les gens tels qu'ils sont, pour ce qu'ils sont. Sans aigreur ni rage, sans révolte ni attentes, avec un fatalisme empreint de sagesse.
Peut-être.
Sans doute.
Le certain de l'affaire ? C'est difficile. Hors de portée, presque.


* Extrait de Clarissa Pinkola-Estés dans Femmes qui courent avec les loups, chapitre 15 : Suivre comme une ombre : Canto Hondo, le chant profond.
Photos de William Wegman ; Bill Brandt, l'oeil de Jean Dubuffet (1960) ; Zhang Peng.

4 commentaires:

  1. bonjour Alda, je viens de voir sur le blog de votre ami Stan que vous avez eu quelques problèmes, et vous voici ici. Je ne suis pas une familière mais j' aime beaucoup lire de beaux textes érotiques ou pas.

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  2. Bonsoir Annonciate,
    un grand merci pour votre mot ! C'est vous qui inaugurez les commentaires de ce nouveau blog, j'en suis ravie.
    Au plaisir de vous lire...
    Amitiés !

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  3. J'aime beaucoup ce cil de loup. Il y a du prédateur, de l'acuité, de la cruauté, de la finesse, de la discrétion : qui décèlerait qu'un de tes cils est celui d'un loup.
    J'ai appris qu'il y a nos vies telles qu'elles sont et nos vies telles qu'on se les raconte. La deuxième est souvent plus confortable, plus acceptable. Dévoiler à quelqu'un "sa vie telle qu'elle est" est cruel et improductif. Reste que cette facette est beaucoup plus efficace pour prédire l'avenir.
    Je crois aussi qu'il faut s'abstraire de cette lucidité si nous voulons avancer dans la vie. Le fait de savoir qu'il y a peu de chance qu'un objectif puisse être atteint ne doit pas nous interdire de tout faire pour l'atteindre.
    Il y a, de plus, toutes les opportunités que le cil du loup aveugle. Celles qui apparaissent sur le chemin, insoupçonnées au départ.

    Mais la lucidité ne rend pas heureux. Elle est même devenue pour moi un fardeau qui me coupe des autres et tend à m'esseuler. Je me tais si souvent plutôt que de dire, et je m'en veux le reste du temps d'avoir dit.
    La politesse est d'accepter la vie telle que les autres vous la racontent. Pour rendre les choses vivables.

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  4. Bonjour Coldbear,
    vraiment ravie de te retrouver ici, cela faisait longtemps !
    "Je crois aussi qu'il faut s'abstraire de cette lucidité si nous voulons avancer dans la vie. Le fait de savoir qu'il y a peu de chance qu'un objectif puisse être atteint ne doit pas nous interdire de tout faire pour l'atteindre."
    En effet. Je n'y avais pas pensé sous cet angle-là et tu as raison. Voilà qui me rappelle de "grands enjeux" de ma vie, notamment à un concours très difficile à décrocher, beaucoup d'appelés et peu d'élus : pendant toute sa préparation, je répétais autour de moi que je ne l'aurais peut-être pas - ce qui ne m'empêchait pas de travailler d'arrache-pied. Mon entourage me traitait de défaitiste, sur l'air de "si tu pars battue d'avance, normal que tu échoues !". Oui mais non. Garder à l'esprit la possibilité de l'échec, c'était atténuer une possible déception, tomber éventuellement de moins haut. Impossible d'écarter cette éventualité, d'autant que le résultat ne dépendait pas que de moi-même, mais aussi de la performance des autres candidats ! Et là-dessus, je n'avais aucune prise (bon, je l'ai finalement eu, ce concours).

    Pour le rapport avec les autres : je comprends parfaitement ce que tu écris, et c'est réconfortant de le lire sous une autre plume.
    J'avais avant tendance à "secouer les autres" contre leur gré. Je pensais que les mettre face à leurs contradictions, leurs petits mensonges pour se rendre la vie plus vivable, c'était les aider à s'en débarrasser, donc à avancer. J'en suis revenue.
    Je crois maintenant que tout dépend de leurs attentes :
    - certaines personnes ne veulent qu'exprimer leur mal-être, leur insatisfaction et leurs problèmes sans avoir le désir profond de changer. Parler leur sert de "purge", en quelque sorte. Ils vident leurs sacs pour s'alléger et repartir de plus belle dans un système qui ne les rend pas heureux. Cercle vicieux épuisant mais confortable, au final (j'ai pratiqué).
    - d'autres souhaitent vraiment un avis extérieur plus ou moins éclairé. Ils sont prêts à prendre en compte les retours de leurs amis, leurs opinions, leurs conseils et à s'en servir comme de marche-pied. On n'est pas forcément lucide sur nos problèmes, nos travers... Notre entourage nous sert à y voir plus clair, et les regards extérieurs sont précieux !
    Quand on est disposé à accepter ce regard, la façon dont l'autre formule ses opinions/conseils est capitale, je pense : il est essentiel de ne pas se sentir accusé ni jugé. La bienveillance de l'autre permet d'entendre de sa bouche des choses qui ne nous font pas très plaisir... Là, il n'y a pas à regretter d'avoir dit. Mais ce n'est pas simple.

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Maintenant, à vous !